La senteur de la terre mouillée et de la pourriture douce des feuilles de chêne montait à mes narines, un parfum capiteux et familier qui avait toujours le pouvoir d'apaiser les tempêtes en moi. Je marchais depuis un moment, sans but précis, suivant le sentier tracé par les sangliers que seuls nos yeux de loups pouvaient discerner. La canopée, dense et avare de lumière, filtrait les rayons mourants du soleil en une poussière d'or pâle. Le crépuscule n'allait pas tarder à envelopper la forêt de son manteau bleu-noir, et avec lui, viendrait l'heure de la chasse pour notre meute.
Maman allait m'attendre à la maison. Je le savais. L'angoisse sourde qui me serrait la gorge à cette pensée était bien plus menaçante que l'obscurité naissante. Je ne voulais pas rentrer. Rentrer, c'était revenir à la réalité, à l'étau qui s'était resserré autour de nos vies, autour de la mienne.
Notre maison, l'ancienne demeure de mon père, sentait désormais le museau d'un étranger et le parfum entêtant de la trahison.
La mort de mon père était une plaie à vif qui ne cicatriserait jamais. Tué lors d'une escarmouche contre les Crocs-de-Pierre, une meute rivale qui convoitait nos terres de chasse au nord. Il était mort en héros, en protecteur, en Alpha. Son dernier hurlement, m'avait-on raconté, avait été si chargé de puissance et de défi que ses ennemis avaient reculé avant d'oser s'approcher de son corps sans vie.
Dans le monde des loups-garous, la hiérarchie est une loi de fer, écrite dans le sang et cimentée par la force. À la mort de l'Alpha, son partenaire, s'il ou elle est assez fort, peut revendiquer le titre. Ma mère, Elara, était une louve redoutable. Son chagrin, au lieu de l'affaiblir, l'avait trempée dans un acier froid et tranchant. Elle avait vaincu tous les prétendants au cours du Rituel de la Lune Rouge. Elle était devenue l'Alpha.
Et moi, Jenna, j'étais devenue la fille de l'Alpha. Un titre lourd comme une chaîne.
Le problème, c'est que beaucoup dans la meute ne voulaient pas d'elle. Ils acceptaient sa force, mais chuchotaient dans son dos. Une louve, même Alpha, avait besoin d'un mâle fort à ses côtés pour maintenir l'unité de la meute, disaient-ils. Une tradition archaïque qui me donnait envie de hurler de rage.
Aleksei avait vu cette faille, cette faille qu'il avait lui-même creusée avec les griffes de l'ambition et de la ruse.
Aleksei, l'Alpha de la Meute Lune de Sang. Une meute plus petite, moins prestigieuse que la nôtre, la Meute Grise Originelle. Je ne l'avais jamais aimé. Déjà du vivant de mon père, il rôdait autour de nous comme un vautour, son regard pâle et calculateur toujours posé sur ma mère. Il flirtait ouvertement avec elle lorsqu'il venait pour les réunions de meutes, ignorant avec arrogance la présence de mon père, défiant silencieusement son autorité. Il enviait mon père. Il enviait notre meute, plus grande, plus ancienne, plus puissante. Il convoitait nos terres, notre influence, notre héritage.
Il avait profité du deuil de ma mère, de sa vulnérabilité momentanée, pour se glisser dans sa vie. Et dans son lit.
Un frisson de dégoût violent me parcourut l'échine, et je m'arrêtai, une main sur l'écorce rugueuse d'un hêtre pour me stabiliser. La mémoire était une chose tenace, plus tenace que l'odeur du sang sur la neige.
Je me revoyais, rentrant une nuit d'une longue course avec mon frère, Garett. La maison était silencieuse, mais une étrange énergie, épaisse et animale, flottait dans l'air. Une lumière filtrait sous la porte de la chambre de mes parents. Poussée par une intuition malsaine, j'avais poussé la porte, qui n'était pas tout à fait fermée.
Le spectacle qui s'était offert à moi m'avait figée sur place, vidant mes poumons de tout air. Dans la pénombre, éclairés par la lueur blafarde de la lune, leurs corps enlacés luisaient de sueur. La musculature dorsale d'Aleksei, tendue et saillante, se contractait sous l'effort. Un grognement rauque, possessif, était sorti de sa gorge. Et sous lui, ma mère. Les yeux fermés, la tête renversée en arrière, les doigts agrippés aux draps en lambeaux. Un gémissement lui avait échappé, un son que je ne lui avais jamais entendu faire. Ce n'était pas un son d'amour. C'était un son de capitulation, d'oubli, d'abandon à une force qu'elle ne cherchait plus à combattre.
Je m'étais enfuie, le cœur battant à tout rompre, l'estomac soulevé par une nausée amère. Ça m'avait écœurée. Pas à cause de la sexualité, qui était une part naturelle et fière de notre nature, mais à cause du contexte, de la trahison flagrante, de la manipulation évidente. Aleksei marquait son territoire, plantant ses drapeaux dans le lit même de son rival défunt. Il ne voulait pas d'elle, il voulait ce qui était à elle. Le pouvoir.
Depuis ce jour, l'odeur de leur union, un mélange musqué et dominant qui imprégnait désormais les murs de la maison, me donnait la nausée.
« Jenna ! »
La voix me fit sursauter, déchirant le silence feutré de la forêt. C'était une voix grave, familière, qui portait une pointe d'inquiétude.
Je me retournais lentairement. Garett. Mon frère aîné. Il se tenait à une vingtaine de mètres, adossé à un pin, les bras croisés sur son torse puissant. Il me regardait, ses yeux d'un jaune doré, hérités de notre père, scintillant dans la pénombre. Comme moi, il sentait le conflit, le déchirement. Lui, le futur Beta, peut-être même un jour Alpha, était tiraillé entre son devoir envers la meute, sa loyauté envers notre mère, et son mépris visceral pour Aleksei.
« Elle te cherche, dit-il simplement. Il vaut mieux ne pas la faire attendre. »
Sa voix était calme, mais je percevais l'urgence sous-jacente. Garett avait toujours été le pragmatique, le protecteur. Il savait que défier ouvertement Aleksei en ce moment était suicidaire. La meute était divisée, et Aleksei avait déjà rallié à sa cause les loups les plus ambitieux et les plus frustrés.
« Pourquoi ? » ma voix était plus rude que je ne l'avais voulu. « Pour que je assiste à leur petite comédie ? Pour que je voie sa main posée sur elle comme s'il possédait déjà tout ? »
Garett poussa un soupir et s'approcha. Son odeur, un mélange de pin, de feu et de sang frais – il devait rentrer de la chasse – m'enveloppa, réconfortante.
« Jenna, je sais. » Ces deux mots contenaient tout notre chagrin partagé, toute notre colère impuissante. « Mais rester ici à ruminer ne changera rien. Elle est notre mère. Et elle est l'Alpha. Elle a besoin de nous. Plus que jamais. »
« Elle a besoin de lui, » rétorquai-je amèrement.
« Elle croit en avoir besoin, » corrigea-t-il en posant une main lourde sur mon épaule. « Aleksei est un serpent, mais il est fort. Il offre une stabilité, une alliance qui évite une guerre ouverte pour la dominance. La meute doit passer avant tout. Tu le sais. »
Je le savais. La loi de la meute était gravée en nous depuis la naissance. Le groupe avant l'individu. La survie avant le sentiment. Mais cette connaissance était un poison froid dans mes veines.
« Je ne peux pas le supporter, Garett. Son odeur… dans notre maison. »
Mon frère me regarda intensément, et pour la première fois, je vis une lueur de révolte égale à la mienne dans son regard doré. « Moi non plus. Mais nous devons être intelligents. Nous devons être patients. Le pouvoir qu'il a pris par la ruse et le lit, il faudra le lui reprendre par la ruse et la force. Mais pas maintenant. Pas comme ça. »
Il avait raison. La rage impulsive ne mènerait à rien. Il fallait jouer un jeu plus subtil, plus dangereux.
« Qu'est-ce qu'elle veut ? » demandai-je finalement, cédant à la pression de sa main sur mon épaule.
« Une réunion. Aleksei a convoqué les anciens. Il veut discuter de l'expansion des territoires de chasse vers l'est. Il parle au nom de la meute. » Le ton de Garett était neutre, mais je percevais le mépris qu'il contenait.
Aleksei s'installait. Il donnait des ordres. Il se comportait déjà en Alpha de droit.
Sans un mot de plus, je hochai la tête et me mis à marcher à ses côtés sur le chemin du retour. La forêt, si apaisante quelques instants auparavant, semblait maintenant hostile, pleine d'yeux invisibles qui nous observaient.