Chapitre 1 : La réincarnation méprisée
Le vent glacé de l'aube sifflait à travers les vitraux brisés du manoir Arvendel, faisant danser les ombres sur les murs de pierre froide. Kael Arvendel, âgé de seize ans, marchait lentement dans les couloirs, ses pas résonnant comme des échos dans une cathédrale vide. Chaque couloir, chaque pièce, chaque portrait poussiéreux semblait lui rappeler une vérité qu'il connaissait trop bien : il n'était pas désiré.
Né dans l'une des familles les plus puissantes du royaume de Luthien, Kael aurait dû être un prodige, un mage brillant ou un chevalier redoutable. Mais il était faible, maladroit et incapable de contrôler la moindre étincelle de magie. Même ses frères et sœurs, chacun plus talentueux que l'autre, le regardaient avec une combinaison de pitié et de mépris. Les Arvendel, une famille fière et ambitieuse, avaient pour tradition d'élever leurs enfants selon la puissance et la compétence. Kael, lui, n'avait rien.
— Encore en train de traîner comme un fardeau, Kael ? ricana son frère aîné depuis le sommet de l'escalier, ses yeux étincelant de mépris. Tu ferais mieux de disparaître… pour le bien de notre nom.
Kael baissa la tête, serrant le manteau usé qu'il portait depuis son enfance. Sa mère l'avait offert une fois, un soir où elle avait tenté de le consoler, mais même ce geste avait été rare. La plupart du temps, il n'était qu'une ombre parmi les Arvendel, une présence silencieuse, presque gênante.
Il avait grandi ainsi, absorbant les insultes et l'indifférence, jusqu'au jour où tout changea. Car Kael ne se souvenait pas seulement de sa vie dans ce monde. Il se souvenait d'une autre vie, dans un monde qui n'était plus le sien. Une existence ordinaire, insignifiante, mais révolue. Et maintenant, il était né ici, dans ce corps faible, mais avec une conscience entière de ce qu'il avait été. Une réincarnation.
Pour beaucoup, renaître serait une bénédiction. Pour Kael, c'était une chance… et une malédiction. Car tout ce qu'il savait de sa nouvelle vie semblait destiné à le rappeler à son impuissance.
— Je ne peux pas rester ici, se murmura-t-il, les poings serrés. Pas une minute de plus.
La décision fut prise ce matin-là. Il partirait. Il partirait loin du manoir, loin de la haine et du mépris de sa famille, et il chercherait sa propre voie. Il entendait parler, à travers les récits des villageois et des mercenaires, de donjons oubliés, de reliques perdues et de trésors légendaires. Peut-être qu'au bout du chemin, quelque chose pourrait enfin lui donner de la valeur.
Kael quitta le manoir sous le couvert de l'aube. Le village voisin n'était qu'à quelques heures à pied, mais le chemin était parsemé de forêts épaisses et de collines escarpées. Chaque pas semblait une petite victoire. Chaque souffle de vent lui rappelait qu'il existait, qu'il n'était pas encore brisé.
Il marcha toute la journée. Ses pieds étaient ensanglantés, ses genoux éraflés, et ses vêtements recouverts de poussière et de boue. Mais l'espoir brûlait en lui. Il voulait toucher quelque chose de réel, une preuve qu'il pouvait exister pour lui-même, et non comme un échec pour les Arvendel.
Enfin, à la tombée de la nuit, il arriva devant une entrée de donjon presque invisible, dissimulée par des lianes et la végétation. La pierre était ancienne, gravée de symboles effacés par le temps. Kael sentit un frisson parcourir son échine. Ce lieu… ce lieu semblait chargé d'une énergie ancienne, une énergie oubliée par le monde.
— Peut-être… que c'est ici que je commencerai… murmura-t-il.
Il entra dans le donjon, allumant une torche pour percer l'obscurité. Les murs suintaient l'humidité, et l'air était épais et moisi. Chaque pas résonnait, répercutant dans les couloirs étroits. Kael sentit l'adrénaline se mêler à la peur. Ici, il n'était pas encore confronté à ses ennemis, mais il sentait déjà que ce lieu ne serait pas simple.
Après des heures d'exploration, il trébucha sur un objet métallique à moitié enfoui sous des pierres et de la poussière. Ses doigts tremblants le dégagèrent lentement. C'était une faux, rouillée et brisée, insignifiante à première vue. Kael haussa les épaules. Peut-être qu'il pourrait la vendre… ou la jeter.
Mais dès qu'il posa sa main sur la lame, une douleur aiguë traversa son bras, et une vibration étrange parcourut son corps. Ses genoux fléchirent et il tomba à terre. Une voix glaciale et lointaine résonna dans son esprit :
"Enfin… tu es mien."
Kael recula, stupéfait, mais la faux semblait presque vivante, comme si elle respirait à travers lui. Il essaya de la lâcher, mais elle restait collée à sa main, comme si elle reconnaissait son propriétaire. Personne ne pourrait la manier, sauf lui.
— Qu… quoi ? balbutia-t-il, le cœur battant à tout rompre.
Il pensa immédiatement à la revendre, mais le marchand du village secoua la tête lorsqu'il essaya de la montrer.
— Rien de spécial… juste une vieille arme cassée, dit l'homme avec désintérêt.
Kael éclata d'un rire amer. Personne ne voyait la vérité. Personne sauf lui. Et il sentit un frisson d'excitation étrange, mêlé de peur. Pour la première fois depuis sa réincarnation, il avait un objet unique… et il savait, au plus profond de lui, que sa vie ne serait plus jamais la même.
Il serra la faux contre lui et murmura, presque avec défi :
— Alors… nous allons changer les choses. Ensemble.
Une lueur argentée scintilla sur la lame, et Kael sut que ce n'était que le commencement d'une nouvelle vie… d'un destin inattendu.