Kael était toujours là.
Assis à côté du lit.
Le dos droit, les mains posées sur ses genoux.
Lyana ne bougeait pas.
Pas même ses paupières.
Seul le rythme régulier de sa respiration prouvait qu’elle était encore là… quelque part.
Depuis le rituel, il n’avait pas bougé.
Thana ne disait rien. Elle lui laissait du temps.
Mais ce temps, elle le sentait comme une faille.
Elle ignorait combien il en restait avant que les grands bouleversements ne commencent.
Et l’idée que Kael ne soit pas prêt...
Qu’il parte ainsi, vulnérable, sans comprendre…
La rongeait plus qu’elle ne voulait l’admettre.
Elle se tenait en retrait, observant son dos, ses épaules immobiles.
Elle pouvait presque sentir ce qu’il ressentait :
Cette fracture intérieure.
Cette sensation d’échec mêlée de solitude.
Mais elle n’osait pas rompre le silence.
Kael, lui, n’en voulait pas à Thana. Pas vraiment.
Mais il ne parvenait pas non plus à lui adresser un mot.
Il craignait que tout s’effondre s’il ouvrait la bouche.
Que sa voix trahisse ce qu’il s’efforçait d’enfouir depuis des heures :
L’impression qu’un vide venait de naître dans sa poitrine.
Il resta là, à observer la respiration calme de sa sœur.
Mais même cette respiration semblait trop lointaine, trop paisible pour lui.
— Je ne suis pas prêt, murmura-t-il sans s’adresser à personne.
Thana baissa les yeux.
Elle entendit.
Mais ne répondit pas.
Pas encore.
Quelques heures plus tard, elle s’approcha lentement.
Les yeux fermés, elle plaça une main en suspension au-dessus de Lyana.
Une onde sombre pulsa doucement depuis sa paume.
Puis elle souffla.
— Le processus est terminé.
Kael tourna lentement la tête vers elle.
— Le Magia a été entièrement extrait de son corps.
Elle est stable.
Silence.
Puis elle ajouta :
— Il est temps de la cristalliser.
Kael fronça les sourcils.
— ...Quoi ?
— Ce n’est pas ce que tu crois, dit-elle immédiatement, devançant sa réaction.
Il inspira longuement.
Se rappelant les mots qu’il avait hurlés lors du rituel.
Pas encore.
Pas cette fois.
— Explique, dit-il d’une voix basse mais maîtrisée.
Thana fit un pas de plus.
— Tu te souviens du squelette noir, dans le Temple ? Celui enfermé dans la matière noire, semblable à de l’obsidienne ?
Il acquiesça.
— C’était moi. Et c’était une prison.
Mais aussi... une stase.
Le temps à l’intérieur y est suspendu.
Je peux faire la même chose pour elle. Tu...
— Une... stase ?
— Oui.
Cela préservera son corps.
Empêchera toute forme de vieillissement, de dégradation.
Elle restera figée, intouchable, le temps que tu trouves ce qu’il faut.
Et moi, je resterai connectée à elle.
Kael baissa les yeux vers sa sœur.
Ses doigts tremblaient légèrement.
Il réalisa.
Combien de fois avait-il reporté sa peur, sa colère, sa culpabilité... sur Thana ?
Comme si elle était la cause de tout.
Comme si frapper contre elle permettait de ne pas voir la vérité.
Il n’était pas en colère contre elle.
Il l’était contre lui.
— Je t’ai utilisée comme un défouloir, murmura-t-il.
Thana ne répondit pas.
Elle s’agenouilla doucement, à sa hauteur.
— Tu avais besoin de l’être.
Et j’étais là.
Ça m’allait.
— Mais c’est injuste.
Tu fais tout pour aider, et moi…
Il serra les dents.
— La seule personne que je ne veux pas pardonner, c’est moi-même.
Le silence retomba.
Puis Kael se redressa lentement.
— Fais-le.
Scelle-la.
Thana inclina la tête en guise de réponse, et s’avança vers le lit.
Elle étendit les mains au-dessus du corps de Lyana.
De fines lignes noires apparurent dans l’air, comme si la réalité se fêlait à l’échelle microscopique autour d’elle.
Un cercle se forma lentement sous le lit,
Composé de symboles mouvants, tissés de lumière sombre.
Kael regardait sans mot dire, fasciné par la lenteur cérémonielle du rituel.
Thana ne récitait rien.
Elle insufflait.
Elle insufflait elle-même dans la structure,
Comme si elle tissait un cocon à partir de son propre Magia.
Le corps de Lyana fut lentement enveloppé d’un voile translucide.
D’abord fluide, il devint peu à peu solide.
Luisant.
Presque minéral.
Un cercueil cristallin aux reflets d’obsidienne.
Sans aspérité.
Parfait.
Quand le dernier symbole cessa de bouger,
Tout s’arrêta.
Plus un son.
Plus un mouvement.
Le monde sembla se figer quelques secondes.
Thana recula lentement.
— C’est fait, dit-elle dans un souffle.
Kael ne répondit pas tout de suite.
Il approcha, posa une main contre la paroi sombre.
Il aurait juré sentir une chaleur derrière.
Une pulsation.
Un battement.
— Elle est en sécurité ? demanda-t-il, le regard encore voilé.
— Tant que je suis là… oui.
Il ferma les yeux.
Juste un instant.
Pour garder cette image dans son esprit.
Puis il se retourna.
Thana l'observa un instant, puis pinça légèrement le nez, l'air perplexe.
— Tu devrais aller te laver.
Kael haussa un sourcil.
— Sérieusement ? Maintenant ?
— Oui. Maintenant.
Tu pues la sueur, le sang séché et le sommeil en vrac.
C’est presque un miracle que je ne t’aie pas encore enfermé dans un cercle d’exorcisme.
Un silence s’installa.
Puis, contre toute attente, Kael esquissa un sourire faible.
— Très bien. J’y vais.
Il monta lentement à l’étage,
Ses pas lourds sur les marches en bois.
Une fois dans la salle de bain,
Il ferma la porte derrière lui et se laissa tomber un instant contre le mur.
Il resta là, à fixer le sol,
Avant de se redresser, d’un geste lent, presque mécanique.
Il alluma l’eau.
Chaude.
Très chaude.
Trop, même.
Mais il ne baissa pas la température.
Il entra dans la douche.
Laissa l’eau ruisseler sur son dos,
Sur son visage,
Sur ses bras crispés.
Il resta debout là,
Immobile,
Sous le jet brûlant,
Comme s’il espérait que la douleur physique lave quelque chose d’autre.
Le poids dans sa poitrine.
Le vide dans son ventre.
Le hurlement de Lyana qui résonnait encore dans ses oreilles.
Il ferma les yeux.
Laissa sa tête tomber en avant.
L’eau ruisselant sur ses cheveux détrempés,
Sur sa nuque tendue.
Il respira lentement.
Profondément.
Inspirer.
Expirer.
Encore.
Puis il sortit.
S’essuya sans trop y penser,
Attrapa des vêtements propres,
Et croisa son reflet dans le miroir embué.
Il s’arrêta.
Le visage qu’il vit ne lui appartenait pas.
C’était lui, oui.
Mais éteint.
Usé.
Son regard semblait plus vieux.
Sa mâchoire était crispée.
Sa peau tirée.
On aurait dit quelqu’un revenu d’une guerre qu’il n’avait pas choisie.
Il s’approcha.
Lentement.
— T’as pas le droit de flancher, murmura-t-il à son reflet.
Il posa une main contre le miroir.
Sentit le froid sous ses doigts.
— Elle compte sur toi.
Il resta ainsi un moment,
La main posée contre le verre,
Les yeux dans les yeux avec ce qu’il était devenu.
Mort.
