L’aurore pointait à peine,
mais Kael était déjà réveillé.
Depuis ce qu’il appelait ce cauchemar —
cette tentative de communication par un être énigmatique —
il avait du mal à trouver le sommeil.
Il se leva lentement,
les pieds lourds,
l’esprit brumeux.
Tout ici lui semblait trop doux,
trop paisible,
presque irréel.
Comme si une vie aussi calme,
partagée avec sa sœur,
ne lui était plus destinée.
Comme s’il n’en était plus digne.
Et pourtant…
Lyana était tout ce qui lui restait.
Et il le savait :
il ferait tout,
oui tout,
pour elle.
Avant de descendre,
il fit un détour par sa chambre à elle.
Elle dormait encore,
enroulée dans ses draps comme un petit animal.
Encore une fois,
ses jambes dépassaient au niveau de l’oreiller,
sa tête enfouie là où normalement reposent les pieds.
Va savoir comment elle s’y prend…
pensa-t-il avec un sourire en coin.
Elle finit toujours dans des positions impossibles.
Son souffle léger résonnait comme un ronflement étouffé.
On aurait dit un chiot paisible, lové dans son panier.
Je vais pas la réveiller… J’aime la voir comme ça.
Paisible. En sécurité.
J’espère que ça durera encore un peu…
Mais au fond de lui, quelque chose clochait.
Depuis qu’on a quitté le temple…
depuis que je me suis séparé d’Adam…
j’ai pas ce sentiment d’avoir accompli quelque chose.
Plutôt celui d’avoir refermé le prologue.
Comme si ce qui vient… ce qui approche…
allait tout balayer.
Quelque chose d’énorme.
De dangereux.
Mais aussi de fascinant… et de terriblement puissant.
Je fabule peut-être…
C’est sûrement le manque de sommeil.
Thana, tapie dans son silence, l’écoutait.
Elle aurait pu le corriger,
lui dire qu’il se trompait sur certains détails.
Mais elle savait.
Elle sentait que, malgré ses doutes…
il avait raison.
La vie calme qu’il a connue avec elle…
Ce quotidien fragile…
Tout cela est sur le point d’être brisé.
Et pour toujours.
Il doit devenir plus fort.
Pour protéger Lyana.
Mais moi, je veux qu’il devienne plus fort…
parce que je ne veux pas le perdre, lui.
Kael descendit lentement à la cuisine,
l’odeur du bois chauffé encore imprégnée dans l’air.
Il fit chauffer de l’eau,
sortit deux tasses,
puis attrapa un paquet de biscuits entamé
qu’il posa sur la table.
Il y avait quelque chose d’apaisant
à recommencer ce genre de gestes simples,
à réinstaller ce quotidien perdu.
Un bruit léger attira son attention.
Des pas traînants dans le couloir.
Lyana apparut,
emmitouflée dans une couverture trop grande pour elle,
les yeux à moitié fermés.
— Bonjour...
murmura-t-elle d’une voix pâteuse.
Kael esquissa un sourire.
— On dirait un petit fantôme.
Elle ne réagit pas tout de suite.
Elle s’installa sur la chaise,
lentement,
comme si ses membres pesaient trop lourd.
— J’ai rêvé encore,
dit-elle en posant sa tête sur sa main.
— Mauvais rêve ?
— Non…
C’est bizarre…
Je me suis réveillée plus fatiguée qu’en me couchant.
Il la regarda sans répondre,
observant les cernes légers sous ses yeux,
sa respiration plus lente qu’à l’habitude.
Il se servit un peu de thé,
puis fit de même pour elle.
— Tu veux un truc à manger ?
— Non… peut-être plus tard.
J’ai pas très faim ce matin.
Elle croisa les bras sur la table,
et posa sa tête dessus.
— J’peux fermer les yeux juste deux minutes ?
Juste… deux...
Kael la regarda s’endormir
en moins de dix secondes,
là, assise, recroquevillée dans sa couverture.
Il resta silencieux.
Le liquide fumant entre ses mains,
il fixait les reflets dans la tasse.
Quelque chose n’allait pas.
Mais ce n’était pas physique.
C’était plus subtil.
Plus... glissant.
Comme une ombre douce
qui venait s’enrouler autour d’elle.
Il se leva doucement,
posa sa tasse,
et quitta la pièce.
C’est pas normal.
C’est pas normal, et je veux comprendre.
— Mmmmh.
Silence.
— Thana ?
Un souci ?
— Cette fatigue est étrange.
Silence.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Je ne saurais le dire.
Mais j’ai comme un malaise…
quand je la vois dans cet état.
Une sorte de pression.
Une sensation… de cœur serré.
— Mmh…
Lyana, repose-toi un peu.
J’ai une course à faire.
Je reviens vite.
— Pourquoi tu as menti à ta sœur ?
— Hein ?
Ce n’est pas un mensonge.
Je sors pour avoir une explication claire.
Et tu vas me la donner.
— Mais je te dis que je n’en sais rien.
C’est juste… un sentiment de malaise.
Quelque chose qui serre.
Comme si quelque chose d’invisible
tirait doucement sur elle.
— C’est pour ça que je t’ai fait sortir.
Je ressens exactement la même chose.
Et à ce stade…
ce n’est clairement plus une coïncidence.
Thana observait Lyana,
endormie sur le canapé.
Le silence dans la pièce était oppressant.
— J’ai une idée,
dit-elle finalement,
mais tu ne vas pas l’aimer.
Kael la regarda sans un mot.
— On pourrait utiliser ton familier d’ombre...
Celui que tu portes maintenant.
Il pourrait...
plonger à l’intérieur d’elle.
Inspecter.
De l’intérieur.
Kael fronça les sourcils.
— Tu veux dire...
sonder son corps ?
— Oui.
Je ne vois pas d’autre moyen.
On est à court de solutions.
Il hésita,
puis hocha la tête.
L’ombre se déploya lentement,
glissant au sol comme une encre noire vivante.
Elle s’approcha de Lyana
et s’enroula autour d’elle, doucement,
sans la toucher directement.
Elle s’infiltra, lentement,
entre les tissus,
les particules,
les veines.
Jusqu’au plus profond d’elle.
Puis...
quelque chose remonta.
Une vibration.
Une onde infime.
— Attends...
murmura Thana.
Elle s’approcha brusquement,
posant une main dans le vide,
comme si elle touchait l’air autour de Lyana.
— Non...
non, c’est impossible...
— Qu’est-ce que tu ressens ?
demanda Kael.
— Ce sont... des particules de Magia.
Un silence de plomb s’installa.
— Tu es sûre ?
insista-t-il.
— Je n’ai aucun doute.
C’est infime,
mais ça... augmente.
L’atmosphère elle-même commence à en être imprégnée.
Lentement.
Mais sûrement.
Thana ferma les yeux.
Une lumière noire pulsait autour de sa main,
invisible pour les autres.
— Je vais activer une collecte sensorielle avancée.
Je dois en avoir le cœur net.
Kael attendit,
les poings serrés.
Quand elle rouvrit les yeux,
son visage n’était plus aussi froid.
Quelque chose avait changé.
Un mélange de stupeur
et... d’inquiétude sincère.
— C’est comme je le craignais.
Le Magia se répand.
Ce monde commence à en être touché.
Et plus grave encore...
Elle se tourna vers Lyana,
ses pupilles légèrement dilatées.
— Son corps... est compatible.
Parfaitement.
Comme s’il avait été conçu
pour manipuler le Magia.
— C’est un don ?
demanda Kael, la gorge sèche.
— Oui.
Mais c’est aussi une malédiction.
Car elle n’en a jamais eu.
Et elle ne le supportera pas à cette vitesse.
C’est comme...
posséder un instrument parfait
sans jamais avoir appris à jouer.
Son corps essaie de s’harmoniser
avec ce qu’il ne maîtrise pas.
Et ça va la tuer.
Kael se redressa brusquement.
— Tu veux dire...
qu’elle va...
— Si la Magia continue d’augmenter —
et ce sera le cas —
elle tombera dans un coma profond.
Et elle ne sera pas la seule.
D’autres terriens subiront la même chose.
Et je ne peux pas prévoir
ce qui leur arrivera après.
Elle se tourna vers lui,
les bras croisés.
— Mais j’ai une proposition.
— Parle, Thana.
On n’a pas le temps.
Elle prit une inspiration.
— Je peux la forcer à entrer
dans un sommeil éternel.
Le silence qui suivit
fut brisé par une chose
qu’aucun des deux n’attendait :
une soif de sang.
Violente.
Instinctive.
Presque animale.
Kael avait levé les yeux,
son regard injecté de rouge,
comme si l’air autour de lui
s’était enflammé.
— Calme-toi,
dit Thana.
Laisse-moi finir.
Elle attendit une seconde.
Il ne bougea pas,
mais ne parla pas non plus.
— La différence avec le coma...
c’est que dans ce sommeil-là,
je gère la transition.
Je peux la guider.
Veiller sur elle.
Et je peux protéger son corps...
comme je l’ai fait
avec le squelette noir
dans la Dimension Noire.
Elle avança d’un pas vers lui.
— Ce n’est pas une solution.
Ce n’est pas un miracle.
Mais ça te laisse du temps.
Le temps de chercher un remède.
Le temps de trouver un Guide,
quelqu’un qui pourrait t’aider à comprendre.
Elle leva une main,
paume ouverte,
comme pour jurer.
— Je le fais pour toi, Kael.
Pas pour elle.
Je veux que ce soit clair.
Maintenant...
fais ton choix.
Elle s’arrêta.
— Quoi que tu décides,
je le respecterai.
Kael ne dit rien pendant plusieurs secondes.
Il regardait sa sœur dormir,
ou du moins…
ce qui ressemblait encore à du sommeil.
Puis il inspira profondément.
— Fais-le.
Thana ne répondit pas.
Elle ferma les yeux,
et tout sembla ralentir autour d’eux.
Une brume noire ondula depuis ses paumes,
épousant ses avant-bras,
remontant doucement jusqu’à ses tempes.
Le silence était lourd.
Même l’air semblait retenu.
— Allonge-la.
Là, sur le lit,
bien droite.
Kael s’exécuta sans discuter.
Il souleva Lyana avec précaution,
comme si elle était faite de verre.
Elle ne réagit pas.
Sa peau était douce,
mais froide.
Il la posa sur le drap,
ajusta ses cheveux,
puis recula d’un pas.
— Il n’y aura pas de retour en arrière,
murmura Thana.
— Il n’y a plus rien à quoi revenir,
répondit-il.
Elle s’approcha,
et posa lentement ses doigts
sur les poignets de Lyana,
l’un après l’autre.
Puis un genou sur le lit,
elle pencha la tête,
jusqu’à ce que son front touche le sien.
Un murmure en langue ancienne
franchit ses lèvres.
Le genre de sonorité
qui semblait vibrer plus dans les os
que dans l’air.
Un souffle noir commença à s’échapper d’elle —
pas une fumée,
pas une ombre,
mais quelque chose de plus dense.
Quelque chose de vivant.
Et ancien.
Les veines de Lyana s’assombrirent.
Lentement.
Comme si l’intérieur de son sang
changeait de nature.
Comme si un autre courant
prenait le relais.
Kael fronça les sourcils.
Il s’approcha d’un pas.
— Thana ?
Elle ne répondit pas.
Un battement.
Puis un autre.
Lyana se mit à trembler.
Ses doigts se crispèrent.
Ses bras se contractèrent.
Sa bouche s’ouvrit d’un coup.
Et elle hurla.
Un cri inhumain.
Brisé.
Aigu.
Déchirant.
Kael fit un pas vers elle —
stoppé net par une barrière invisible.
Une onde noire venait de jaillir autour du lit,
comme une bulle protectrice.
— Thana !
Tu ne m’as rien dit de ça !
— Ne bouge pas !
C’est... normal !
— Normal ?!
Tu entends ses cris ?!
Elle souffre !
Kael tapa contre la barrière,
une, deux, trois fois.
Ses yeux étaient rouges.
Non pas de larmes,
mais de rage.
Sa voix tremblait.
Son souffle s’accélérait.
— Elle est en train de mourir !
Tu l’as dit toi-même,
elle ne peut pas supporter le Magia,
et là tu l’inondes de ton ombre !
Tu vas la briser, Thana !
— Elle ne meurt pas, Kael.
Elle renaît.
Le cri de Lyana
se fit plus aigu encore.
Son dos se cambra.
Ses jambes tremblaient.
Puis…
le silence.
Absolu.
Thana recula,
les mains tremblantes.
La brume noire
s’était infiltrée entièrement.
Lyana ne bougeait plus.
Mais elle respirait encore.
La barrière tomba.
Kael s’approcha,
posa sa main contre la joue de sa sœur.
Elle était tiède.
Son cœur battait lentement.
Mais il battait.
— Elle ne souffre plus…
souffla-t-il.
— Non.
Parce que c’est terminé.
Kael se redressa,
le visage encore marqué par la panique.
Thana s’éloigna d’un pas,
fatiguée.
— Ce que tu as vu,
dit-elle à voix basse…
C’était moi qui injectais mon Magia noir.
— Pour quoi faire ?
cracha-t-il.
Pour la brûler vivante ?
— Pour expulser le Magia qu’elle avait accumulé…
et initier un processus de conservation.
Un système…
d’embaumement magique.
Mon énergie va désormais la protéger
de l’extérieur
et de l’intérieur.
Kael serra les poings.
— Tu aurais pu me prévenir.
— Tu n’aurais rien compris.
Pas tant que tu l’entendais hurler.
Il ne répondit pas.
Il resta là, debout,
à fixer le corps endormi de Lyana.
Paisible.
Silencieuse.
Mais totalement hors d’atteinte.
Thana reprit,
d’une voix plus basse :
— Tu as maintenant le temps.
Le Guide saura où t’emmener.
Mais souviens-toi…
tu n’as qu’un seul essai.
