Puis il redescendit.
Kael redescendit lentement les marches, une serviette encore nouée autour de son cou, les cheveux dégoulinants, la mâchoire serrée.
Il sentait la fatigue s’enfoncer dans ses os comme un poison lent.
Mais au moins, il avait repris une forme de contrôle.
Ou, du moins, une illusion suffisante pour tenir debout.
Thana était là, assise sur l'accotoir du canapé, les bras croisés, le regard perdu dans le vide.
— Mieux ? demanda-t-elle sans détourner les yeux.
— Mieux, oui. Enfin... aussi mieux qu’on peut l’être dans ce genre de situation, répondit-il en soupirant.
Elle hocha la tête, toujours sans le regarder.
Un silence.
Pas pesant cette fois. Juste... là.
— Tu ne comptes pas dormir, hein ? lança-t-elle après un moment.
Kael s’installa sur le fauteuil, près de la stase cristalline où reposait Lyana.
Il posa ses coudes sur ses genoux, les doigts entrelacés.
— Dormir maintenant, ce serait admettre que j’ai le droit au repos.
Et je crois pas l’avoir mérité.
Thana tourna enfin la tête vers lui.
Son regard n’était pas doux. Mais il n’était pas dur non plus.
Juste... lucide.
— Tu vas t’effondrer si tu continues comme ça.
— Peut-être. Mais pas encore. Pas tant qu’elle est comme ça.
Il leva les yeux vers la coque cristalline, observa les faibles pulsations de Magia noire parcourant encore la surface.
Une forme de respiration artificielle.
Une vie suspendue.
Thana reprit doucement :
— Tu sais que ce n’est que le début. Ce monde ne va pas rester comme ça.
Le Magia s’étend. Il le fera partout. Et d’autres tomberont.
Kael acquiesça sans un mot.
— Tu ne pourras pas la protéger... si tu ne t’endurcis pas.
— Je sais.
Un autre silence, plus bref.
Puis Kael, comme s’il avait attendu ce moment pour l’admettre, souffla :
— Et je sais aussi que je n’ai pas le luxe de rester ici.
Il se leva.
— Alors je me prépare.
Kael ne bougea pas tout de suite.
Il se tenait face à la stase cristalline, les bras croisés, les yeux perdus dans les reflets noirs du cercueil.
La lumière filtrée de l’extérieur dessinait des ombres mouvantes sur la surface, comme si le Magia lui-même respirait doucement.
— Thana...
Elle tourna légèrement la tête, attentive.
— Qu’est-ce qui se passe si elle ne se réveille pas ?
Elle resta silencieuse un instant.
— Tu veux dire… jamais ?
Kael hocha lentement la tête.
— Ou pas comme avant. Pas vraiment elle.
Pas celle que j’ai connue.
Pas celle que j’ai protégée toute ma vie.
Il inspira, profondément, mais l’air lui semblait trop lourd.
— Et si je faisais tout ça… pour rien ?
Si je me battais, si je montais ces foutus étages, si je sacrifiais ce qui me reste...
Et qu’elle ne revenait jamais vraiment ?
Thana s’approcha lentement.
Elle ne disait rien encore.
Il poursuivit :
— Je crois que j’ai tenu jusqu’ici parce que j’avais un objectif. Un cap.
Mais si ce cap... disparaît ?
Qu’est-ce qu’il me reste ?
— Toi, souffla-t-elle.
Il tourna les yeux vers elle, surpris par la brièveté de la réponse.
— Toi, répéta-t-elle. C’est ce qu’il te resterait.
— Tu veux dire… je me bats pour moi-même ?
— Non. Je veux dire : tu es aussi une fin.
Pas juste un moyen.
Elle s’agenouilla à côté du fauteuil où il s’était laissé tomber, les bras retombant mollement de chaque côté.
— Tu ne sais pas encore qui tu es sans elle.
Et tu ne veux pas le savoir.
Mais je pense que c’est justement pour ça que tu dois avancer.
Kael fixa un point invisible devant lui.
— Tu crois qu’il existe un moi... qui ne soit pas défini par elle ?
Thana haussa les épaules.
— Ce n’est pas à moi de le croire.
C’est à toi de le découvrir.
Et je te jure que ça vaut le coup.
Même si ça fait mal.
Même si la réponse n’est pas belle.
Un silence s’étira.
Puis elle ajouta, plus doucement :
— Mais si tu veux une réponse honnête... oui.
Il y a un toi sans elle.
Il est incomplet.
Fracturé.
Mais réel.
Kael baissa la tête, ses cheveux encore humides tombant sur son front.
— Et si je n’aime pas ce que je trouve ?
— Alors on le brûle.
Et on recommence.
Il esquissa un sourire.
Amer, mais sincère.
— T’es pas très réconfortante, comme divinité.
— Je suis pas là pour t’envelopper dans de la soie.
Je suis là pour que tu tiennes debout.
Un silence doux retomba entre eux.
Pas pesant.
Pas douloureux.
Juste... honnête.
Kael se releva lentement, secoua les épaules.
— Alors il faut que je me prépare, hein ?
— Oui.
Et vite.
Il se détourna.
Puis se retourna encore une fois vers elle.
— Merci.
Thana pencha légèrement la tête, comme pour dire je t’entends, mais sans sourire.
Et à ce moment-là… la chaleur éclata dans sa paume.
Mais il ne fit pas un pas de plus.
— Maintenant… tu devrais te préparer.
— Me préparer à quoi ?
Mais elle n’eut pas le temps de répondre.
Kael sentit d’un coup une chaleur brutale éclater dans sa paume.
Une douleur fulgurante.
Il grimaça, baissa les yeux.
Sa peau... se marquait.
Un symbole noir se traçait à vif dans la chair, à même les veines.
Il tenta de reculer, mais la douleur l’ancrait au sol.
— T... Thana ?!
Elle se retourna aussitôt.
Son regard changea du tout au tout.
— Non... Non, c’est trop tôt...
Elle bondit vers lui.
— Kael, prépare-toi.
Le symbole brillait maintenant comme un tatouage incandescent, pulsant à même sa peau.
— C’est la marque des Conquérants.
Un bourdonnement grave s’éleva autour d’eux,
Comme si l’air lui-même se fendait.
Puis une faille s’ouvrit dans la réalité, juste devant lui.
Un craquement sec.
Une ligne noire.
Un miroir éclaté dans le vide.
— Tu vas bientôt passer l’épreuve…
Reviens, et fais attention à toi.
Kael voulut répondre —
Trop tard.
Une main gantée de soie surgit de la faille.
Le gant était noir, parfaitement ajusté.
Le bras, vêtu d’un costume sombre, taillé avec une précision surnaturelle.
Il n’eut pas le temps de réagir.
— Toi, tu viens avec moi sans discuter, déclara une voix sobre.
La main le saisit violemment par le poignet.
Et Kael disparut.
Arraché au monde.
Aspiré dans la fracture.
Juste avant que la faille ne se referme,
Le visage du Guide apparut un instant,
Son regard fixé sur Thana.
— Et toi, tu restes là.
Il reviendra plus tard sain et sauf…
Enfin, je l’espère pour lui.
Puis la faille se referma,
Dans un silence.
