Ficool

Chapter 36 - L’assiette qui n’a plus jamais été touchée

**L'assiette qui n'a plus jamais été touchée**

Je m'appelle Paul.

Et je vis avec un fantôme qui a quinze ans et 8,5 de moyenne.

Chaque soir, à 19 h 47 précises, je monte l'escalier.

Je compte les marches comme je comptais autrefois ses respirations quand il était bébé.

Treize marches.

Treize respirations.

Treize années où j'ai cru que l'amour, c'était forcer son enfant à « devenir quelqu'un ».

Dans mes mains, l'assiette tremble un peu plus chaque année.

Pâtes carbonara.

Toujours les mêmes.

Je les fais trop crémeuses, comme il les aimait quand il avait dix ans et qu'il disait « papa, c'est le meilleur plat du monde entier ».

Je toque trois fois.

Trois petits coups, comme quand il faisait semblant de dormir et que je venais vérifier.

« Lucas… c'est prêt. »

Je pousse la porte.

La chambre est exactement telle qu'il l'a laissée.

Le poster de son jeu préféré est encore accroché de travers.

Son sweat gris est plié sur la chaise, comme s'il allait revenir le mettre.

L'écran est allumé.

Son personnage tourne en rond dans une plaine infinie, attendant un joueur qui ne reviendra jamais.

Je pose l'assiette sur le bureau.

Juste à côté de la souris où son empreinte de pouce est encore visible dans la poussière.

Je dis, la voix cassée :

« Mange, mon cœur.

Faut pas que tu prennes froid.

T'as encore toute la nuit pour monter au niveau 99… »

Je reste là.

Je regarde l'écran.

Je regarde la chaise vide.

Je regarde la photo de lui à treize ans, quand il souriait encore sur les photos de classe.

Et je pleure.

Pas bruyamment.

Juste des larmes qui tombent dans l'assiette.

Elles font des petites taches blanches dans la crème.

Comme des nuages dans un ciel trop lourd.

Je me souviens du jour exact.

Le bulletin avec le 8,5 entouré en rouge.

Moi qui crie :

« Tu vas finir nulle part si tu continues comme ça ! »

Lui qui baisse la tête, les yeux pleins de larmes :

« Papa… dehors ils me traitent de nul.

Dans le jeu, au moins, je sers à quelque chose. »

Je n'ai pas écouté.

J'ai pris ses clés.

J'ai ouvert la porte.

Je l'ai poussé dehors.

« Va affronter le monde, Lucas.

Arrête de te cacher. »

Il est allé affronter le monde.

Le monde l'a tué en moins de vingt minutes.

Je redescends l'assiette intacte.

Je la jette.

Je pleure dans l'évier.

Je remonte le lendemain.

Je continuerai jusqu'à ma mort.

Jusqu'à ce que mes jambes ne portent plus l'assiette.

Jusqu'à ce que ma voix ne puisse plus dire « c'est prêt ».

Parce que c'est la seule chose que je peux encore faire pour lui.

Lui apporter à manger.

Comme si, quelque part,

il avait encore faim.

Comme si, quelque part,

il m'attendait encore.

Mais il n'a plus jamais faim.

Et moi,

je n'ai plus jamais fini une assiette.

**FIN.**

Pardon, mon fils.

J'ai voulu te rendre fort.

Je t'ai juste rendu mort.

🤍

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