Un souffle glacé parcourut soudain la salle.
Comme si la Tour elle-même réagissait à son hésitation.
Les parois invisibles tremblèrent.
Un grondement lointain se perdit dans le néant.
Kael redressa la tête.
Ses yeux s'étrécirent.
Devant lui, les ténèbres s'épaississaient.
Denses. Totales.
Et derrière elles... seul l'inconnu savait ce qui l'attendait.
...
Puis, sans qu'il comprenne pourquoi, la noirceur commença à se fissurer.
Des lignes, des contours, des reliefs apparurent là où il n'y avait qu'un vide absolu.
L'air même semblait se découper, révélant des détails impossibles à saisir quelques secondes plus tôt.
Kael plissa les yeux, troublé.
— Qu'est-ce que... qu'est-ce qui se passe ?
Sur son épaule, Thana resta muette un instant.
Son halo vacilla, comme parcouru d'une émotion qu'il ne lui connaissait pas.
Puis sa voix, basse, glissa dans son esprit :
— Kael... tes yeux ont changé.
Il tourna légèrement la tête vers elle, incrédule.
Elle poursuivit, presque fascinée :
— Ils sont dorés.
Un éclat pur, incandescent... magnifique.
Son silence se fit plus lourd encore, avant qu'elle n'ajoute, avec une certitude glaciale :
— Plus aucune obscurité ne se dressera entre toi et tes objectifs.
Kael resta interdit.
Il ne voyait pas ses propres yeux, seulement l'éclat nouveau qui déchirait les ténèbres devant lui.
Mais les paroles de Thana résonnaient encore, lourdes et irrévocables : « Plus aucune obscurité ne se dressera entre toi et tes objectifs. »
Un silence suivit.
Puis il sentit une vibration douce, presque fragile, sur son épaule.
Il tourna légèrement la tête.
Et là, il la vit.
Thana.
Son visage minuscule, pâle et fatigué, s'était détendu pour la première fois depuis longtemps.
Ses lèvres esquissaient un sourire — léger, mais authentique.
Pas un masque.
Pas une ironie.
Un vrai sourire, chargé d'une joie qu'elle ne pouvait pas masquer.
Un instant, Kael en oublia la Tour, les ténèbres, les fractures accumulées.
Il resta suspendu à cette vision, subjugé.
Ce sourire avait la force d'un miracle.
Et pour lui, c'était peut-être la plus belle récompense de toutes.
Kael fixait encore l'obscurité, étonné de la voir se fissurer devant lui.
Il n'avait rien fait.
Et pourtant, les ténèbres n'étaient plus absolues.
Elles cédaient.
Sur son épaule, Thana le contemplait en silence.
Puis, d'une voix douce, presque émue, elle souffla :
— L'Œil de Nyx...
Kael tourna la tête vers elle, surpris.
— ... L'Œil de Nyx ?
À cet instant précis, l'air vibra.
Une fenêtre apparut brutalement devant lui, projetant ses lignes lumineuses dans le vide.
⟡ [ Compétence — Œil de Nyx ] ⟡
Rang : C — Évolutif
Passifs :
• Vision dans l'obscurité
• Détection des illusions, pièges, mensonges
Actifs :
• Focus — Analyse ciblée pour détecter les faiblesses
• Traque — Marque une cible et permet de la détecter dans un rayon de 100 m (améliorable)
Kael resta figé, les yeux écarquillés.
Un instant, il eut l'impression d'avoir devant lui un fragment de mémoire qu'on lui avait arraché, puis restitué sans prévenir.
Bien sûr... l'épreuve.
Il l'avait reçu à ce moment-là.
Mais dans le tumulte, dans la fracture de ses souvenirs, il l'avait totalement oublié.
Un souffle lui échappa, presque ironique.
— Alors... c'était en moi, depuis le début.
Ses doigts se crispèrent légèrement.
Pas d'excitation.
Pas de peur.
Seulement une curiosité glaciale qui l'obligea à relire chaque mot, une seconde fois, pour en peser le poids.
Ses yeux restèrent accrochés à une ligne précise de la fenêtre.
— Détection des illusions, pièges, mensonges.
Kael sentit un pincement lui traverser la poitrine.
Un souvenir du 2e étage s'imposa, brutal.
Lyana.
Vivante.
Souriante.
Un monde si parfait... trop parfait.
Ses lèvres s'entrouvrirent.
— Alors pourquoi... pourquoi l'Œil ne s'est pas activé là-bas ?
Il parlait bas, presque pour lui-même, mais son regard cherchait déjà celui de Thana.
Elle resta silencieuse un instant, comme pour peser ses mots.
Puis, d'une voix douce mais ferme, elle répondit :
— Parce que tu le savais déjà.
Kael fronça les sourcils.
— Je savais ?
— Dans ton fort intérieur, tu avais reconnu l'illusion, reprit-elle.
Il n'y avait rien à révéler.
Rien à briser.
Ton propre esprit avait déjà fait le travail.
Kael détourna les yeux, son souffle un peu plus court.
Thana ajouta, presque comme une caresse :
— Tu as choisi d'y rester malgré tout.
Pas par faiblesse.
Par humanité.
Un silence lourd retomba entre eux.
Et Kael, malgré la gêne qui serrait sa gorge, ne put nier qu'elle avait raison.
Les mots de Thana avaient ouvert une brèche en lui.
Kael resta immobile, mais son esprit s'emballa.
Tu savais déjà.
Cette phrase tournait en boucle.
Alors pourquoi avait-il joué le jeu ?
Pourquoi s'était-il accroché à cette illusion, même en sachant ?
Une chaleur désagréable monta dans sa poitrine.
Les pensées se succédaient, tranchantes :
Lâche.
Tu as voulu croire au mensonge.
Tu l'as laissée t'empoisonner.
Tu n'as pas eu la force d'affronter la vérité.
Ses mains se crispèrent.
Il se voyait déjà condamné, accablé par ses propres jugements.
Puis vinrent les excuses.
Je voulais juste la revoir.
Juste un instant de plus.
Ce n'est pas un crime...
Mais même ces justifications sonnaient creuses, comme des chaînes supplémentaires autour de sa gorge.
Un cercle vicieux.
Accusation.
Punition.
Reproche.
Excuse.
Et encore.
Il aurait pu s'y perdre.
— Kael.
La voix de Thana fendit le tumulte.
Calme.
Inflexible.
Éclairante.
— Tu n'as pas échoué. Tu n'as pas été trompé.
Tu as choisi de rester... pour un instant.
Et c'est ce qui te rend humain.
Il redressa lentement la tête.
Ses yeux croisèrent la petite silhouette dorée sur son épaule.
Le sourire doux qu'elle lui adressait transperça la brume de ses tourments.
Et, l'espace d'un souffle, les chaînes qu'il s'était lui-même imposées se fissurèrent.
Pas totalement brisées.
Mais assez pour laisser entrer une lueur.
Kael inspira profondément.
Son souffle était saccadé, mais il sentit peu à peu la tension se délier dans sa poitrine.
Les reproches, les excuses, la douleur sourde... tout cela se tassait, comme une mer agitée qui se calme après la tempête.
Thana n'avait pas eu besoin de longues phrases.
Ses mots, simples, avaient suffi.
Parce qu'ils portaient la vérité qu'il refusait de voir.
Il baissa les yeux.
Un soupir rauque lui échappa, presque comme un aveu.
— ... Tu as raison.
Ce n'était pas une capitulation.
Ni une justification.
Juste une acceptation.
Il avait failli se perdre dans ses propres chaînes.
Mais elle l'avait rappelé à l'essentiel.
Quand il releva enfin la tête, son regard s'était durci.
Toujours marqué par les fractures intérieures, mais plus stable.
Comme si le tumulte avait laissé place à un roc fissuré, mais encore debout.
Et, sur son épaule, Thana souriait toujours.
Un sourire fragile, lumineux, qui suffisait à chasser l'ombre d'un instant.
Kael la contempla en silence.
Et pour la première fois depuis longtemps, il n'éprouva ni honte, ni reproche.
Seulement une gratitude muette.
Un frisson discret parcourut son regard doré.
L'Œil de Nyx vibrait encore, filtrant chaque mot, chaque souffle.
Et il n'y eut aucune dissonance.
Aucun frémissement.
Aucun signe de tromperie.
Thana n'avait pas cherché à le duper.
Pas à l'apaiser par des mots vides.
Pour elle, ce qu'elle venait de dire n'était pas un mensonge.
Elle croyait sincèrement que son choix avait été humain.
Qu'il n'avait pas failli.
Kael détourna légèrement les yeux, troublé.
Ce n'était pas une preuve universelle.
Seulement la certitude que, dans son esprit à elle, ses paroles étaient vraies.
Et c'était suffisant pour fissurer son doute.
Kael inspira lentement.
Le tumulte s'était apaisé.
Ses doutes n'avaient pas disparu, mais l'Œil de Nyx brillait encore dans l'obscurité, rappel constant qu'il n'était plus aveugle.
Il leva la tête.
Et cette fois, il ne vit plus des ténèbres sans fin.
Il distingua des formes.
Des lignes.
Des voies tracées au loin.
Un chemin.
Son cœur accéléra, non pas de peur, mais d'un feu nouveau.
Un souffle ancien, oublié, se ralluma en lui.
Il serra les poings.
— Très bien...
Montrez moi donc ce que vous cachez.
Sur son épaule, Thana esquissa un sourire discret, comme pour sceller ce serment.
La Tour s'ouvrait de nouveau devant lui.
Et Kael, cette fois, avançait avec des yeux qui ne fuiraient plus rien.
