Ficool

Chapter 19 - Le Club des fans de Saïna.

 Le sourire de Kriost a grandi à mesure qu'Hetros, orateur tout en geste et en intonation malgré une gueule de bois plus qu'apparente, a déroulé l'histoire de leur rencontre avec Saïna. Et Regia s'est empourprée, prétextant qu'elle ne pouvait pas laisser la pauvre nouvelle se faire dévorer par les usages de l'académie et des nobles de l'Incendie.

 Cela doit bien faire une demi-heure qu'ils sont là, autour d'une table où la nourriture disparaît lentement et les rires résonnent, et Kriost sent que, d'une manière ou d'une autre, ces deux-là sont plus que de simples camarades de Saïna.

 Regia, presque extrême dans son comportement, a le regard qui s'adoucit lorsque la chasseuse est mentionnée, lorsque l'on parle de ses manières un peu rustres ou de sa maestria à l'arc ; Hetros, plus direct, plus fatigué, aussi, a ce sourire en coin si particulier, une flamme légère dans le font de l'œil, qu'ont ceux qui, sans pouvoir parler d'amour pur et véritable, aiment celle qui a ramené du feu autour d'eux.

 Il a finalement bien fait de ne pas écouter les murmures haineux qu'une matriarche lui a susurrés lorsqu'ils ont pénétré sa chambre. Ç'aurait été un désastre pour sa sœur, pour le clan tout entier et pour lui, aussi. M'enfin, inutile d'y penser : Hetros a su y faire.

 « Et donc ma cousine et Saïna ont passé un genre de pacte selon lequel l'une aiderait l'autre à se former aux arts théoriques de l'académie, tandis que l'autre en couvrirait les aspects pratiques.

 — Et ça a marché ?

 — Eh bien… » Encore cette douceur dans le regard de Regia, témoin d'une amitié sincère. « Je ne serai jamais une grande guerrière et Saïna une théoricienne hors pair. Ça, je vous le concède. »

 Les garçons rient de bon cœur, elle les incendie d'un regard.

 « Mais elle a réussi la majorité de nos examens et je ne me suis pas fait porter pâle pour le Tournoi… Donc oui, je pense pouvoir affirmer que nous avons réussi. »

 Et ils continuent à discuter de la seule absente. Les cousins racontent le premier festival vécu par Saïna, ses grands yeux, son incompréhension face à un tel nombre de personnes réunies et la transformation de la cité pour l'occasion ; tandis que Kriost s'abreuve et découvre une jeune femme plus humaine encore que ce qu'il pensait. Elle lui semble entière au possible, pleine d'orgueil et de naïveté, ardente et douce, grande sans même s'en rendre compte.

 « Bon… » Ah. Ils reviennent à la charge, Regia en tête de file. « Qu'est-ce que tu fais ici ? »

 Il sourit en coin, observe les cousins qui le scrutent, lui avec sympathie et elle, sérieux.

 « Je vous l'ai déjà dit pourtant : je suis un Archimage de la Dernière faille et je viens pour…

 — Observer les concurrents et déterminer un potentiel partenariat, oui. Mais il me semble pourtant qu'un tel invité ne… »

 Et tandis que Regia parle, Kriost voit du coin de l'œil s'affiner le regard d'Hetros. Sa tête pivote légèrement sur le côté à mesure qu'il semble comprendre quelque chose. Cela doit durer une fraction de seconde, mais Kriost sent que quelque chose lui échappe. Qu'il n'a pas… Sa marque d'Émissaire !

 « Tu viens de Leinster ! » La phrase a tout tranché et Regia et Kriost observent Hetros. « Le tatouage, dans ton dos, c'est la marque de Leinster ! D'un groupe particulier en plus… Attends que je me rappelle. »

 Il ferme les yeux, se masse l'arête du nez, et c'est Regia qui répond.

 « Les Émissaires de Leinster, des alliés des sorcières Düsud.

 — Comment tu sais ça ? »

 La question de Kriost a été si directe, si vive, qu'elle le trahit plus encore que le feu qui monte à ses joues. Merde.

 Regia, elle, sourit.

 « Parce que Saïna est très intéressée par ce clan. Elle a dû lire tout ce qui les concerne dans la bibliothèque de l'académie, ainsi que de la nôtre. »

 Malgré lui Kriost sourit. Elle les connaît. Elle s'intéresse au clan. Mieux encore, elle semble l'apprécier — bien que ce soit particulièrement étrange pour une guerrière de l'Incendie. Et bien qu'il sache que tous les petits mouvements qui le parcourent, d'un sourire au plus léger tressautement de paupière, sont criblés par les cousins, il ne peut rien retenir. Il n'est pas de ceux-là.

 « Et donc tu es de Leinster… » Regia laisse peser chacun des mots avant de passer au suivant. Elle a trouvé une piste, elle va la remonter. Kriost le sait. « Pourtant il n'y a aucune institution particulièrement développée là-bas qui mérite une invitation au Tournoi des flammes. » Elle tourne en rond, revoit chaque élément et les aligne dans un sens différent pour en comprendre les liens réels. « Les dignitaires étrangers se battent pour ne serait-ce que venir à Catarphone… Hm. »

 Et encore une fois c'est Hetros qui comprend. Il se lève d'abord, d'un bond. Le regard écarquillé par un mélange que Kriost ne parvient à déterminer, puis lève une main vers lui.

 « Il y a une institution, justement, ou plus précisément un groupe, qui mérite un représentant. Tu l'as dit toi-même Regia : les sorcières Düsud sont de là-bas. »

 Kriost fait au mieux pour ne pas réagir, mais ne détache pas son regard d'Hetros.

 « Il n'y a pas d'homme dans le…

 — Il n'y en avait pas. Maintenant il y en a un, le jeune frère de l'actuelle matriarche… »

 Kriost se mord la lèvre, les muscles d'Hetros se détendent en réponse : oui, il a raison. Et d'une certaine manière, cela soulage Kriost.

 « Tu es Kriost Dü… »

 La porte claque alors si fort qu'elle semble exploser sur le passage d'Alastor, des cernes terribles et un regard noir focalisé sur Kriost.

 « Pas un mot de plus, Hetros ! »

 Il ne l'a même pas regardé, seulement pointé du doigt.

 Les deux cousins se tournent alors et tombent eux aussi sur Alastor, dont la colère, visible aux palpitations des veines de son cou et de son front, efface complètement la fatigue que Kriost a perçue à l'arrivée du professeur. L'a-t-il réellement perçue, d'ailleurs ?

 Regia fronce les sourcils, pas bien sûr de comprendre où est la faute, tandis qu'Hetros se tend et veut prendre la parole.

 « Professeur…

 — Qu'est-ce que tu n'as pas compris ? »

 La phrase est assassine, plus encore qu'Alastor lors de sa rencontre avec Kriost. Le professeur ne l'a d'ailleurs toujours pas quitté du regard.

 « Je suis désolé…

 — Ça n'est pas suffisant. Est-ce que tu te rends compte ? » Oh… « Il ne t'a pas fallu quarante-huit heures pour que quelqu'un comprenne qui tu es ! L'héritier de la cité qui plus est ! »

 Et tandis qu'Alastor ne retient plus rien, ni le fait qu'il ne voulait pas s'occuper de lui, ni tous les aménagements qui ont été nécessaires ne serait-ce que pour permettre sa venue — le Roi lui-même n'est pas tout à fait au courant ! —, Kriost comprend toute son erreur, et l'ombre qu'il a portée sur la relation de son clan avec l'Incendie. Il n'avait pourtant pas grand-chose à faire… Venir, se tenir sage, obéir inconditionnellement à la directrice. À Alastor, par extension.

 « Tu sais quoi ? Tu vas rentrer chez toi, ce sera plus simple. J'expliquerai mes raisons à Edora, j'écrirai même à ta sœur s'il le faut. »

 Toujours assis sur son lit, Kriost se sent rapetisser. Ses épaules s'affaissent, sa vision se trouble légèrement. Il n'ose même pas répondre, parce qu'Alastor a raison, finalement. Il ne peut qu'y faire face et… Et soudain Regia se lève et claque ses mains sur la table.

 « Il suffit ! »

 Ils se tournent vers elle — elle est droite et fière, le menton levé d'assurance — et elle ne décroche son regard d'Alastor que pour sourire brièvement à Kriost.

 « Ah oui ? »

 Le ton est toujours aussi froid, mais elle ne se démonte pas.

 « Oui, il suffit. Je suis peut-être la seule à ne pas avoir compris qui il est, mais je ne vous laisserai pas le renvoyer chez lui alors qu'il fait très visiblement partie du Club des fans de Saïna. »

 Un flottement dans l'atmosphère advient à ces mots. Kriost bat des paupières, pas bien sûr d'avoir entendu ce qu'il a entendu : le club des quoi ? Et Hetros sourit. Alastor, lui, croise les bras sur son torse et redresse sa posture pour parfaitement bloquer la porte.

 « Et que comptes-tu faire ? Tu n'es qu'une élève.

 — C'est là que vous faites erreur. » Elle sourit, le professeur soupire, comme habitué à ce genre de scène. « Je ne suis pas qu'une élève. Je suis Regia de Lorl, héritière en second de l'une des sept grandes familles de l'Incendie. Je suis une noble, et j'aimerais que, malgré notre relation de professeur à élève, vous ne l'oubliiez pas, Griffe de Catarphone. »

 Elle est splendide, toute de bleu et d'or, et, étrangement, elle ne se ressemble pas. Kriost sent que cette force qui l'anime n'est pas sienne. Qu'elle ne l'a pas toujours été.

 « Ne me fais pas une Saïna.

 — Oh, mais si, justement : je vais vous faire une Saïna et obtenir ce que je désire… » Elle s'interrompt et les deux garçons sourient : « Non, je vais obtenir ce qui me revient de droit.

 — Ah oui ? Très bien. »

 Alastor inspire et son souffle tremble sans qu'on ne puisse déterminer si c'est la colère, l'agacement ou la capitulation future qui en est la source. Peut-être un mélange des trois ? Probablement.

 « Et que feras-tu lorsque je dirai aux aubergistes que nous ne paierons plus sa chambre ?

 — La maison Lorl s'en chargera.

 — Et lorsque nous leur dirons, à eux et à tous les autres de la cité, de ne pas l'héberger ?

 — Il viendra dans l'aile des domestiques.

 — Et s'il est un ennemi de l'Incendie ? Si c'est un Oublié ayant parfaitement joué ses cartes pour que cet instant advienne ? Que feras-tu lorsqu'il massacrera tes domestiques, puis ta famille et enfin toi-même ? »

 Le sourire de Regia s'affine un peu plus.

 « C'est de Catarphone que vous êtes la Griffe, Professeur. Je ne doute pas que vous saurez nous venir en aide, le cas échéant. »

 Elle ne démord pas. Kriost est même certain qu'elle ne démordra jamais. Il restera.

 Pour toute réponse, le professeur se masse le front, comme en prise avec tous les arguments que son élève a encore en stock et tout ce qu'elle pourra faire pour obtenir ce qu'elle veut. Foutus gamins, ça ne se passait pas ainsi lorsqu'il faisait encore partie de l'Académie. Les nobles savaient respecter leurs professeurs à cette époque. Il jette un regard noir à Regia avant de revenir à ses grommellements à moitié inaudibles.

 Kriost lance alors un nouveau regard à Regia, et ce n'est qu'à cet instant qu'il remarque la goutte de sueur qui glisse discrètement le long de ses cheveux et le tremblement de ses mains. Elle le remarque également et les met derrière elle.

 Elle doit être terrifiée, maintenant que l'adrénaline s'estompe. S'il en croit les dires d'Hetros, elle n'était pas capable de soutenir le regard d'un professeur il y a quelques mois. Saïna doit être grandiose pour avoir réussi ça…

 « Très bien. » Ils reviennent tous au professeur. « Tu restes ici. »

 Kriost soupire de soulagement, Regia serre le poing en guise de victoire.

 « Ne vous réjouissez pas trop vite, il y a des conditions.

 — Bien, Monsieur. »

 Ils ont répondu comme un seul être.

 « La première dépend entièrement de toi, Regia.

 — Je vous écoute.

 — Active ton regard cristallin et regarde-le. »

 Kriost lance alors un regard de détresse à Alastor, qui ne le soulève pas : elle s'est portée garante de lui et son cousin finira bien par lui dire.

 « Que… Je… Oui. » Une pause. « Comment ? »

 La surprise est plus que sensible.

 « Que vois-tu ?

 — Rien. Absolument rien… Enfin si, je vois du bleu, partout. Des esprits d'eau à foison entassés autour de… »

 Elle cligne des yeux, semble réfléchir un instant et tout lui revient : la remarque de Saïna le jour de son arrivée, la mention d'un unique homme dans le clan des sorcières Düsud et la fonction toute particulière de l'un des membres…

 « Tu es le…

 — Absolument, Regia. Le jeune homme que tu défends est Kriost Düsud. Il est le Porte-voix de son clan qui plus est, un être intimement lié aux âmes des sorcières défuntes et capable de les convoquer. » Kriost le dévisage : en savait-il autant depuis le début ? « Le laisseras-tu venir chez toi dans ces conditions ? »

 Elle hésite un instant, d'abord perdue dans le regard du professeur, puis allant de son cousin à Kriost.

 « Oui.

 — Pourquoi ?

 — Tout d'abord parce que c'est un invité de la Directrice : elle ne l'aurait pas invité si c'était une menace. En suite parce que je crois qu'il ne nous a rien dit jusqu'à lors par lieu d'interdiction. » Sa voix est claire et assurée, sans détours. « Enfin, il ne dégage tout simplement rien de mauvais. »

 Kriost sourit à Regia, elle le lui rend. Elle a confiance en ses paroles et en lui.

 « Bien, à toi maintenant. » Kriost, donc. « Tu ne sortiras plus de l'auberge pendant la semaine et demie qui nous sépare de la grande finale.

 — Quoi ?

 — Tu m'as bien entendu. Ce que je craignais est arrivé : tu as été découvert. Par deux de mes élèves qui plus est… »

 Regia se gratte la gorge, Alastor lève les yeux au ciel pour qu'elle se calme. Elle a déjà remporté la bataille, inutile d'aller plus loin.

 « Comprends-moi bien, Regia. Je n'entends pas que tu es stupide ou que c'est un coup de chance. Je sais que tu as tout, ou presque, appris à Saïna pour qu'elle dépasse les limites de son instruction. Tous les professeurs de l'académie le savent et tous trouvent ça impressionnant, sinon légèrement effrayant. » Elle sourit, mais il n'a pas fini. « Sauf que tu restes une adolescente. Si vous avez pu trouver son identité, c'est uniquement parce que vous étiez tous les deux, Hetros et Regia de Lorl, qui avaient été élevés ensemble et vous connaissez si bien que vous n'avez plus besoin de vous parler.

 » C'est cette relation qui vous a permis de le percer à jour… Mais qu'en sera-t-il d'un maître-espion de l'Orage ou de la Tempête ? »

 Un voile assombrit immédiatement le regard de Regia.

 « Il comprendrait en quelques secondes…

 — Exactement. C'est pour cela que tu dois rester ici, Kriost. Ces deux-là pourront évidemment te rendre visite s'ils le désirent, mais ils seront ta seule interface avec l'extérieur et le déroulement du tournoi. De plus, les professeurs au courant de ta présence se relaieront pour s'assurer que tu restes là.

 — Et de l'absence de regards indiscrets, j'imagine ?

 — Exactement, Hetros. » Il les balaie tous les trois du regard avant d'ajouter : « Et personne ne doit savoir qu'il est là. Absolument personne. Vous êtes déjà deux personnes de trop. » Il scrute Regia un instant, avant de soupirer. « Pas même Saïna, Regia. C'est bien compris ?

 — …

 — C'est compris ?

 — … Oui, Monsieur.

 — Très bien. Et maintenant, sortez tous les deux. Il faut que je m'entretienne seul avec ce Porte-voix. »

 L'intonation est suffisamment stricte pour que personne ne bronche. Les cousins se lèvent et sortent en saluant Kriost de la main. Ce dernier inspire profondément et Alastor ferme la porte derrière eux. Il attend quelques instants ; des heures pour Kriost, durant lesquelles tout ce qui vient d'advenir repasse dans sa tête sans qu'il ne comprenne tout à fait comment cela a pu advenir de la sorte.

 « Tu as conscience de ta chance, n'est-ce pas gamin ? »

 Sorti de ses pensées, Kriost remue la tête avant de répondre.

 « Oui.

 — Tu sais aussi que certains de mes collègues t'auraient effectivement renvoyé au Maelstrom ?

 — Absolument.

 — Bien, je peux donc aller faire mon rapport à la directrice et lui expliquer tout ce qu'il s'est passé sans craindre quoique ce soit ?

 — Oui, ne vous inquiétez pas.

 — Parfait. »

 Visiblement contenté, Alastor va pour sortir, mais il reste une question à Kriost.

 « Monsieur ?

 — Oui ?

 — Pourquoi ne m'avez-vous pas renvoyé ?

 — Parce que je suis d'accord avec Regia : tu ne dégages absolument rien de mauvais. Et puis tu n'avais aucune chance face à ces deux-là.

 — Merci.

 — Ne me le fais pas regretter. »

 Le professeur sort et ferme derrière lui, la tension de Kriost s'évanouit immédiatement.

 Il aurait voulu rencontrer Saïna pendant la semaine à venir. Il aurait tout fait pour cela, quitte à harceler Regia, Hetros et Alastor jusqu'à obtenir une rencontre… Ils auraient pu se rencontrer, échanger et se lier comme sa sœur avec Edora.

 « Putain. »

 Tant pis. Inutile de trop y penser : il aura l'occasion de la revoir à la Grande finale et, avec un peu de chance, de la rencontrer après.

 Ça n'est que jusqu'au dernier combat qu'il lui a été interdit de sortir.

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