Ficool

Chapter 22 - Catarphone, regarde-les !

 Le Colisée est plein à craquer, Saïna peut le sentir depuis la petite cellule où elle patiente. Elle vérifie pour la énième fois le positionnement de ses bottes et le parfait alignement des plaques de métal qui en remontent l'avant et protègent ses genoux, tire légèrement sur ses gants, joue des épaules pour s'habituer encore à la résistance du cuir.

 Autour d'elle, rien d'autre que de la pierre grise et froide. Une grille, deux gardes de l'autre côté, une cruche d'eau et le mot d'Edora, un simple Rends-moi fière qui a su bomber l'ego de la chasseuse.

 Elle est prête, elle le sait pertinemment. Ne reste qu'à se battre et triompher.

 Elle ferme les yeux, inspire profondément. Les premiers mots du carnet de Regia lui reviennent : Hetros est un combattant léger, il portera très probablement une armure du même type que toi et…

 « Mademoiselle ?

 — Oui ?

 — Il est l'heure. »

 Tant pis, il est trop tard pour réviser. Saïna se lève et inspire profondément. Bois la fin de la cruche avant de s'avancer vers la grille. Les deux gardes prennent son rythme à peine les a-t-elle dépassés. Ils lui ont annoncé ne pas avoir le droit de lui parler hormis pour quelques formalités.

 C'est mieux ainsi.

 Le bruit augmente à mesure qu'elle approche de ces portes qu'elle a déjà franchies plusieurs fois. Driss lui a dit que les grands draps qui couvraient le couloir ne seraient plus présents pour l'occasion, que seuls les finalistes de tournois sont jugés assez dignes de voir les peintures qui s'y trouvent.

 Elle s'est prêtée au jeu lors de ses précédents passages pour qu'aujourd'hui elle mérite sincèrement de les découvrir.

 Deuxième à gauche, troisième à droite et ils y sont, devant les immenses portes de bois noir. Les deux gardes se postent dos à Saïna, inspirent fort.

 « Aujourd'hui s'ouvrent à toi l'honneur et la gloire, dans la vie comme la mort. Sois fière, Guerrière, car le Roi, les Sept flammes et l'Incendie tout entier te regarderont. »

 Le cœur de Saïna manque un battement et ils ouvrent les portes, qui donnent sur un immense couloir d'ombres. Elle inspire lentement et avance. Il lui faut cinq pas dans l'obscurité la plus totale avant d'entendre un déclic derrière elle. Le grincement des portes s'épaissit et lorsque l'unique fil de vent cesse de souffler, une infinité de cristaux de feu entament de s'allumer pour la guider.

 À peine sont-ils apparus que leur lueur s'étale en immenses arabesques rougeoyantes. Les murs, pourtant parfaitement noirs, s'illuminent de l'histoire de l'Incendie. Huit villages d'abord, l'un d'entre eux détruit par des bêtes volantes — les premiers dragons.

 Saïna reprend alors son avancée. Elle voit un homme en armure de fer tuer six guerriers hétéroclites, vieillard et prostituée, enfant et sorcière, chasseuse et scribe, puis se trouver seul face à une dragonne titanesque. La première Saïna. L'homme lui arrache le cœur et le dévore, et les sang-dragons viennent au monde.

 Saïna avance encore, force le pas sans s'en rendre compte. À gauche Nvosi, la Reine à la Hallebarde, plus loin un homme entouré d'oiseaux de feu, puis d'immenses armées affrontant des êtres titanesques sortis de terre.

 Le Royaume de l'Incendie ne s'est pas construit dans la paix. Saïna l'a toujours su. Elle a toujours senti un feu étrange pulser en elle… Et c'est ce même feu, rendu terrible par l'histoire de ses ancêtres — son histoire —, qui pousse Saïna à accélérer encore. Les tonitruements de la foule, aussi.

 Combien d'hommes et de femmes ont connus ce sentiment si particulier qui t'anime en cet instant ? Ton regard ne court plus au hasard des murs, il fixe l'infime raie lumineuse que tu peux enfin voir devant toi ; tu sens la rage, la gloire et la puissance des tiens bouillir en tes veines. Tu veux t'arrêter pour les voir, mais ton destin est là-bas. Presse encore le pas, la bataille t'appelle. Tu mourras si tu t'arrêtes, n'est-ce pas ?

 Tu arrives enfin devant les mêmes portes qu'il y a quelques jours, mais ce poids qui t'écrasait ne te semble plus rien en comparaison de ce qui viendra après. Tu dois vaincre Hetros de Lorl et t'emparer de la coupe. Tu n'accepteras aucune autre issue. L'habileté de Bala n'a su avoir raison de toi, le magma de Drast non plus.

 Et le mécanisme de la porte s'enclenche et l'ouvre. La lumière écrasante de Larfill t'englobe tout entière et t'aveugle, mais tu ne recules pas. Tu ne peux que marcher vers… Non. C'est sur ton destin que tu marches.

 Pour la première fois depuis le début du tournoi, Edora ne laisse pas la foule se calmer. Équipée d'un cristal de son plus puissant que jusqu'alors, elle étouffe la masse de spectateurs.

 « Catarphone, entends-moi ! » Ils hurlent. « Catarphone, regarde-les ! » Ils ne s'arrêteront jamais. « Catarphone, aujourd'hui je t'offre les Grands finalistes du quatre cent vingt-sixième Tournoi des flammes ! »

 Et Kriost, Regia et Alastor, et tous les spectateurs, nobles et roturiers, artistes et paysans, guerriers et prêtres ; toutes et tous hurlent leurs joies pour qu'une fois de plus, Catarphone s'embrase pour des enfants.

 Grande présentatrice, Edora leur laisse à tous l'occasion de scruter les combattants et déjà les pronostics s'affinent. Le jeune Lorl est venu avec Fer-blanc ! Ses ancêtres tiendront sa lame avec lui, et serait-ce un cristal de feu à sa ceinture ?

 « Rhaaaa. Bande d'amateurs. »

 Quelques têtes se tournent, Regia incluse, vers un homme grisonnant à l'air sévère, vêtu d'une toge jaune et or. Le motif en plumes de phénix est sans confusion possible : Thosm de Dorïn, archimage de l'armée royale. Que fait-il de ce côté des tribunes ? Oh, Bala est à côté de lui.

 Les regards s'appesantissent sur Thosm, qui finit par rouler des yeux.

 « Ce n'est pas un cristal, mais un catalyseur-diffuseur. »

 Plusieurs personnes hochent la tête, personne n'ose lui en demander plus.

 « Regardez la plutôt elle ! »

 La voix a tonné loin sur la droite, tout près de Kriost et Alastor. La femme qui a parlé est debout, le doigt tendu vers la chasseuse. Entièrement vêtue de noir, Saïna progresse vers sa proie. Elle se tient parfaitement droite, prend son arc. Une légère vibration agite l'air autour d'elle et de fines lignes rouges apparaissent sur sa tenue. Elles remontent l'extérieur de ses jambes, se divisent au sommet de la hanche pour courir dans son dos, sur son ventre et, par moments, former de discrètes flammes.

 « Ils l'ont aussi fait faire sur mesure… »

 La remarque d'Alastor se perd dans la foule, qui est trop occupée à imaginer la suite de l'affrontement, à la contempler mettre sa capuche et évaluer sa distance d'attaque à lui.

 Arrivée à l'emplacement prévu, Saïna fait une révérence outrancière à Hetros qui, visiblement amusé, fait de même. Comme l'avait prévu Regia, il porte une armure légère pour faciliter ses esquives et son rythme d'attaque.

 « Saïna, Hetros. »

 Tous reviennent à la directrice.

 « Vous vous affrontez aujourd'hui pour l'honneur de tenir la Coupe aux Trois-flammes. Vous portez aujourd'hui les rêves de vos camarades et la force de l'Incendie. Les Cinq nations et le Néant vous observent. »

 Elle lève sa main vers le ciel, de très nombreux spectateurs font de même.

 « Faites-leur honneur ! »

 Et ils tirent leurs projectiles pour couvrir le ciel de feu.

 Les combattants n'attendent pourtant pas que chaque missile ait explosé pour commencer. Seul celui de la directrice compte. Saïna tire son premier trait dès le début confirmé. Il fuse et écorche Hetros à la pommette. Tsk. C'est son torse qu'elle visait. Tant pis, elle n'a pas le temps d'y réfléchir : Hetros est déjà sur elle. Il la fixe d'un regard qu'elle n'a jamais vu, chargé d'envie de victoire et de besoin de meurtre.

 Il abat violemment sa lame, vise très clairement la main droite de Saïna. Elle pivote pour esquiver et il sourit, enchaîne sur un estoc si puissant qu'il pourrait l'épingler contre un mur. Saïna se décale un peu plus et oppose la plaque d'acier protégeant son avant-bras pour dévier l'attaque. Elle recule d'un bond pour remettre un peu de distance entre eux.

 Droit comme rarement, il porte sa main libre devant lui et referme lentement ses doigts. Il relâche l'instant d'après sa main, paume tendue vers Saïna, et une vague de chaleur par la même occasion.

 Il est encore trop proche pour qu'elle esquive une telle attaque, mais les cours de M. Flikr, malgré son odeur et son caractère épouvantables, n'ont pas servi à rien : la chaleur est une combinaison faible.

 Elle inspire donc profondément et recourt maladroitement à un stratagème bien connu de tous les guerriers de l'Incendie en condensant son énergie cristalline dans sa main gauche. Elle attend que la vague la frôle et, d'un mouvement vif, la coupe du tranchant de la main. La chaleur devient alors flamme et carbonise le sol autour et derrière elle.

 « Elle est bénie du feu !

 — Non, elle a simplement suivi mon enseignement. »

 Mais les combattants ont déjà trop conquis le Colisée pour que qui que ce soit se tourne ou relève la remarque du professeur.

 « Je vois que notre amie commune t'a aidée, toi aussi !

 — Tu connais ta cousine, non ? »

 Ils rient une demi-seconde avant que leurs êtres ne se tendent à nouveau vers l'affrontement. C'est elle qui charge, cette fois, et il évalue ses intentions avant de faire de même. Saïna est dangereuse, plus que la grande majorité des deuxièmes années. Il le sait parfaitement. C'est pour ça qu'il la laisse commencer les passes et ne cesse de la scruter. Soudain elle s'arrête et souffle une langue de feu au ras du sol.

 Il bondit en avant et la voit pivoter légèrement sur ses appuis, remarque qu'elle tient son arc derrière elle. Elle va lui envoyer une béquille, comme à Bala. Ha ! Il regroupe ainsi la partie gauche de son corps — il ne pourra pas esquiver — et envoie sa lame percer la cuisse de Saïna. Elle touche, évidemment, mais lui aussi, quoi que moins profondément que prévu.

 Il roule dans la poussière et se relève avant d'augmenter la chaleur présente dans Fer-blanc. Chaque entaille doit absolument être plus chaude que la précédente.

 « Tu devrais varier tes attaques ! »

 Et elle répond par une boule de feu plus hargneuse que réellement dangereuse. Elle sait pertinemment qu'elle n'est pas au niveau sur le plan technique. Hetros a trop d'expérience de combat, trop d'enchaînement possible à la moindre de ses attaques. Les informations de Regia ont été utiles, évidemment, mais il ne s'y trouvait rien qui permettrait de briser Hetros à coup sûr. Elle va devoir apprendre sa cadence et son rythme de vie, comme à chaque fois.

 Il charge de nouveau et elle esquive un, deux, trois estocs, mais la tranche suivante brûle la chair de son biceps droit… Elle retient un hurlement et Hetros sourit un peu plus. Se serait-il emporté quant au talent de Saïna à cause de son affection pour elle ? Elle lui semble bien moins dangereuse que ce à quoi il s'attendait. À moins que ce ne soit son entraînement quotidien qui fasse la différence ?

 Perdu dans ses pensées, Hetros n'arrête pas d'attaquer et, lorsqu'il la voit reculer pour passer son arc par-dessus son épaule, il n'arrive qu'à être plus confus encore. Croit-elle avoir la moindre chance avec des flèches de fer ou à main nue ? Elle y perdra quelques phalanges. On les lui recoudra.

 « Regarde bien, gamin.

 — Je vois. »

 Kriost et Alastor sourient sans se regarder et, comme ils le pressentent, Saïna laisse de nouveau son instinct de chasseuse prendre le dessus. D'un regard vif, elle observe le pattern étrangement répétitif des attaques d'Hetros et s'y précipite, matraque à la main. Elle dévie l'assaut d'une attaque habile, puis file sous la lame et frappe sur le côté du coude.

 « Qu'est-ce que… » Il se tourne, la voit matraque dans la main droite, flèche à gauche. « Alors ils ont parié sur toi, hein ? »

 Saïna sourit et ses camarades lui hurlent de briser ce sale petit prétentieux de Lorl. Le Colisée aussi explose : elle a évolué depuis son dernier affrontement ! D'abord les armes à distance, maintenant le corps-à-corps ! Que peut-il bien manquer à son arc ?

 « Du grand Saïna, à muter encore et encore.

 — T'es jaloux, Nero ?

 — Rhô putain, mais la ferme Kvin. »

 Les finalistes décrivent alors quelques cercles dans l'arène. Ils n'ont d'ailleurs plus conscience de cette dernière, ou du public qui les observe. Ils sont les deux extrémités de leur univers, et seul l'un d'entre eux devrait avoir le droit de s'y tenir debout. Ils s'engouffrent simultanément dans l'espace qu'ils ont dessiné. Quelques passes d'armes confirment à Saïna qu'elle n'est pas taillée pour mener la danse ainsi. Une journée d'entraînement à la matraque, bien qu'alimentée par les enseignements d'Alastor, ne lui permet absolument pas de franchir le cap qui la sépare d'Hetros en termes de combat rapproché.

 Elle esquive, pare, parfois s'engouffre dans les ouvertures qu'il laisse… Mais il est bien trop adroit, bien trop à l'aise malgré la chaleur montante. Il enchaîne entailles et estocs, glisse de feinte en contre pour que Fer-blanc, toujours plus mordant, pleuve sans jamais s'arrêter.

 « C'est tout ce que tu as ? »

 Non, ce n'est pas tout ce qu'elle a, mais elle ne sait quoi faire. Il accélère la cadence — encore ?! — et Saïna ne comprend pas cette énergie qui afflue en son adversaire. Les plaies s'approfondissent peu à peu aux hanches et aux épaules. Il veut l'entraver, qu'elle tombe le corps brisé sous une chaleur de plus en plus écrasante.

 Des gouttes de sueur toujours plus grosses roulent sur le front de Saïna et se perdent dans ses yeux, sur ses plaies et accroissent encore une douleur pourtant déjà globale.

 De nouveaux estocs pleuvent et tiennent Saïna à la fois trop loin pour qu'elle se serve de sa matraque et trop près pour qu'elle passe à l'arc… Et les quelques coups qu'elle a pu infliger à Hetros ne semblent pas l'handicaper plus que ça.

 Par chance — par chance ! —, elle peut suivre les reflets de Larfill projetés par Fer-blanc et déterminer à peu près sa trajectoire à venir.

 « Il emploie la botte transmise par la Directrice… »

 La voix de Regia tremble tandis qu'elle, au contraire de Saïna, voit le dôme de chaleur dans lequel Hetros les a enfermés. Voilà pourquoi il la suit, voilà pourquoi il accélère et elle ne peut rien : Hetros n'est pas un grand maître de son élément, mais il peut s'en servir pour simultanément augmenter ses capacités physiques et amputer celles de l'ennemi… Et Saïna a une perception bien trop faible de l'énergie cristalline pour s'en rendre compte.

 « Oui, mais il s'épuise. L'artefact à sa ceinture causera sa perte, si tu veux mon avis. »

 Drast, cette fois. La tête appuyée sur le poing, il voit Hetros faire la même erreur que lui : ne pas exterminer la chasseuse à la première attaque.

 Et, sur le sol de l'arène, l'affrontement à sens unique ne ralentit pas. Que peut-elle faire ? Son arc est inutile, sa petite taille également, et de tous les enseignements prodigués à l'académie, aucun ne concerne un ennemi dont la puissance augmente chaque seconde. Non, il n'y a rien qui… et Fer-blanc, après une énième entaille, glisse devant le visage d'Hetros et Saïna voit la peau rouge et le souffle court du duelliste.

 Sale enfoiré ! Quoiqu'il se passe, il le subit également. Un instant de plus et elle comprend : les reflets de Fer-blanc n'ont jamais été une faiblesse de cette technique, mais une part intégrante. Rien de plus qu'une diversion parfaitement exécutée.

 Elle inspire comme elle peut, recule d'un bond tandis qu'il abat sa lame sur elle. Il la charge immédiatement, mais à l'instant précis et bref où ils ont quelques mètres d'écart, elle sent la température qui diminue.

 « Tu ne me vaincras pas en fuyant. »

 Elle l'incendie du regard et se baisse pour esquiver l'estoc qui vient. Dans un bond, elle tente de lui planter une flèche dans le flanc… et lâche la flèche lorsque sa main approche trop du globe orangé qui trône à la ceinture d'Hetros. La brûlure est immédiate et semble fondre le cuir des gants à la chair de sa main. Elle hurle de douleur et la foule se tait.

 Le regard d'Hetros ne s'attendrit pourtant pas. Surtout pas. Les douleurs endormies s'éveillent en un signal d'alarme sans équivoque : son pouvoir le fuit lentement.

 La chasseuse recule de nouveau et il fonce sur elle. Trois estocs, une entaille descendante sur la gauche, puis inverse sa lame et la remonte pour trancher Saïna. La chasseuse recule mal, se prend les pieds et, déséquilibrée, tombe en avant. Parfait ! La victoire, enfin !

 Hetros lève donc de nouveau son sabre et l'abat. Il s'arrêtera à la nuque de Saïna, la forcera ainsi à abandonner. Oui, c'est… Hein ?

 Alors que son corps est presque au sol, Saïna frappe du pied et se propulse. L'artefact est le problème… et il est chargé de chaleur. Elle condense ainsi toute l'énergie qui lui reste dans sa matraque et — sa feinte ayant plus qu'ouvert la garde d'Hetros — frappe l'artefact de toutes ses forces, y libère le pouvoir emmagasiné dans son arme.

 Ils voient tous les deux le contact des deux objets et les fissures rouges qui zèbrent soudain la surface de l'artefact. Elles s'étirent, se croisent jusqu'à le couvrir tout entier. L'explosion a lieu l'instant d'après et les flammes, alimentées par la chaleur d'Hetros, avalent la grande majorité de l'arène.

 L'instant d'après n'est que grisaille et silence, une vague odeur de poils grillés en plus.

 Regia se lève la première, suivie d'Alastor et Kriost. Les trois scrutent le nuage de fumée et :

 « Vous voyez quoi ?

 — Du gris.

 — Non, mais…

 — Un mélange de rouge et d'orangé.

 — Oh. »

 La déception est sincère dans la voix de Kriost. Il sent que Saïna peut avoir vaincu, mais l'explosion les a tous les deux frappés de plein fouet… et c'est elle qui a subi le plus d'attaques tout au long de l'affrontement.

 Il faut quelques secondes de plus, accablantes de silence, pour que l'on souffle le nuage de poussières et cendres mêlées.

 Hetros est comme encastré dans un mur, Fer-blanc au poing, Saïna à quatre pattes, une tache de sang juste au dessous d'elle. Le souffle a dû la faire vomir. La moitié de sa tenue à lui a été carbonisée et du sang s'écoule de plusieurs petites plaies. Elle, a l'impression que son être tout entier a été brisé au marteau.

 Un grognement émane d'Hetros, qui se sort tant bien que mal du mur. Saïna se recroqueville sur elle-même.

 Il fait quelques pas vers elle, essaie de lever son arme. Putain de chasseuse…

 « Il fallait vraiment que… »

 Et tombe à genoux sans lâcher Fer-blanc.

 Saïna entend le bruit mat et lève les yeux vers Hetros qui, à genoux et les yeux clos, lui semble être mort. On dirait qu'il a affronté une wyverne. Elle se redresse tant bien que mal et observe la course de Larfill. Il lui faut quelques secondes de plus pour remarquer le bruit autour d'elle. Des gens crient depuis le lointain. Ils lui parlent ?

 Ça n'est qu'à cet instant que tout te revient : l'académie, le tournoi, l'affrontement avec Hetros pour la Grande finale et… et, toujours un peu hagarde, tu constates de nouveau son immobilité, puis la foule qui hurle ton nom et te couvre d'éloges.

 Le Colisée t'appartient désormais, Saïna. C'est pour toi qu'ils fleurissent le ciel d'éclair, d'eau et de feu. Tu inspires profondément et lèves le poing en signe de victoire. Toutes celles et tous ceux qui t'ont vu aujourd'hui ne pourront jamais t'oublier, qu'ils te connaissent ou non. Tu es la Chasseuse qui a conquis Catarphone, la paysanne qui a vaincu trois maisons nobles.

 « Saïna ? »

 La voix d'Edora te sort de ta contemplation. Depuis quand est-elle…? Oh, des marches de pierres. Évidemment.

 « Tout va bien ? »

 Tu hésites un instant. Tu n'es pas tout à fait sûre de ce que te demande la directrice. Tu n'es d'ailleurs plus tout à fait sûre de quoi que ce soit : l'approbation et la félicité dont t'inonde le Colisée t'empêchent de penser correctement.

 « Je…

 — Je vais prendre ça pour un oui. »

 La directrice sourit et toi, perdue dans son sourire et tant de fierté si ouvertement affichée, aussi. Elle te prend alors la main.

 « Catarphone ! » Tiens, on n'entend pas plus fort lorsque l'on est à côté. À moins que tu ne sois à moitié sourde ? Non… Si ? « Je te présente la quatre cent vingt-sixième vainqueure du Tournoi aux Flammes. Catarphone, je te le demande : l'acceptes-tu ? »

 Un flottement, très bref, plus encore qu'un clignement d'œil, et une boule de feu s'élève vers l'azur, suivi d'une deuxième, d'une troisième et d'au moins mille autres. Quelques serpents de foudres commencent alors leur danse entre les flammes et la foule hurle et rit et danse et crache du feu pour célébrer Saïna.

 Elle s'inquiète d'ailleurs un instant pour Hetros, mais quelques soigneurs sont déjà sur lui. Parfait, elle peut donc fermer les yeux un instant et espérer graver cet instant et ses plus infimes détails dans sa mémoire.

 « N'aie pas peur. »

 Saïna jette alors un regard inquiet à la directrice, puis comprend lorsque le centre de l'arène se fend pour que s'élève, sur un piédestal en marbre blanc, la coupe tant convoitée. Elle est faite de trois wyvernes, une nacre, une onyx et une or, dont les queues entremêlées forment le pied et les ailes, grandes ouvertes, font la coupe elle-même.

 « Tu peux t'en saisir, tu sais ? »

 Et Saïna approche sous les regards ébahis de la foule. Seul Kriost ne regarde pas, recroquevillé sur son siège. Des haut-le-cœur le prennent depuis l'ouverture du sol et sa main droite est douloureuse. Trop douloureuse. Pas maintenant… Un nouveau haut-le-cœur le prend et il bouscule Alastor, qui se tourne immédiatement.

 « Ça va, gamin ? »

 La question est sincère, mais trop peu concernée. Alastor aimerait que cela puisse attendre et se tourne de nouveau vers Saïna. Elle tient la coupe haute et un liquide noir commence à en déborder.

 « Elle… ne doit pas regarder… »

 Un nouveau regard à Kriost, qui, la main droite crispée contre son plexus et le teint livide, semble de plus en plus mal en point. Il n'aime pas ça. Le gamin allait bien il n'y a pas deux minutes. Comment est-ce possible ? Le silence nouveau qui absorbe l'arène rappelle pourtant Alastor à Saïna. Le liquide n'a pas cessé de couler. Il glisse à même le sol et dessine lentement trois yeux concentriques aux pieds de la chasseuse.

 Alastor connaît cette marque. Ils la connaissent tous. L'œil dans l'ombre, le symbole d'Asgaroth… Saïna baisse alors les yeux et fixe un instant le triple regard concentrique, qui la fixe certainement. Elle lève les yeux en direction d'Alastor, fronce les sourcils. S'écroule dans le froncement.

 La coupe résonne à même le sol, non loin de la tête de Saïna, et les hurlements commencent. Toutes et tous fuient, toutes et tous semblent l'oublier elle, jusqu'à ce qu'un petit poisson d'eau passe devant le nez d'Alastor. Kriost !

 « Gamin, qu'est-ce que… »

 Mais il s'interrompt lorsqu'il voit le regard azuré du Porte-voix. Il a les bras grands ouverts, flotte au dessus du sol. Il semble chanter, mais la cohue empêche Alastor de comprendre ce qui est dit. Tout ce qu'il peut comprendre, et encore, c'est que de ses mots naissent un banc de bêtes marines aux formes et tailles variées, espadons et requins, poulpes et saumons et tout un tas de choses qu'Alastor n'a jamais vu.

 Du coin de l'œil, il voit des gardes approcher. Il lève instinctivement la main vers eux, non sans les incendier du regard. Que personne n'intervienne : le gamin va aider Saïna.

 Un bout de phrase ramène le professeur au jeune.

 « … par les traqueurs de Sogni. »

 À ces mots, Kriost lève le menton, déplace sa main droite vers la chasseuse, et le banc hétéroclite se dirige vers la marque et y plonge. Une fois le dernier poisson, un immense requin marteau, à l'intérieur, Kriost s'effondre sur lui-même.

 L'attrapant par le col, Alastor empêche le crâne de Kriost de frapper la pierre des gradins. Il sait, sans même réfléchir, ce qu'il doit faire. Il charge ainsi le jeune sur son épaule et se dirige vers l'arène. Il voit Regia approcher du coin de l'œil et n'essaie même pas de la dissuader.

 Putain…

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