Ficool

Chapter 24 - C'est un bruit léger, comme un couinement.

 « Tu penses qu'elle sera là ? »

 C'est la cinquième fois que l'Ange demande depuis son armure d'acier, suffisamment fort pour couvrir le bruit des chevaux et traverser l'ennui insondable qui enrobe son maître.

 « Je ne sais pas, l'Ange.

 — Mais c'est qu'il s'agit de sa patrie tout de même ! C'est peu probable qu'elle ne vienne pas, pas vrai ? M'enfin, Bala et Regia ont dit qu'elle n'y est pas particulièrement attachée. Qu'elle n'en parle pas, ou peu… Alors bon je pourrais comprendre, mais bon… »

 Et Svan décroche de la conversation en râlant — mais l'Ange n'en a cure, alors il continue et entame l'éternelle louange de cette Saïna qui a conquis trois maisons nobles, qui aurait probablement conquis les Torres si Svan avait été à l'académie et blablabla. Inutile de faire attention à lui dans ce genre de situation. Svan se relâche donc sur son cheval trop grand pour lui, rive son regard sur l'horizon.

 C'est que l'Ange n'a pas beaucoup de centres d'intérêt autres que Svan — quoi de plus logique de la part de son garde du corps ? — et, lorsqu'il en a, il ne peut s'empêcher de s'épancher. Et si Svan s'est toujours débrouillé pour coller quelqu'un dans les pattes de son serviteur lorsque cela arrive — toutes et tous tombent en pâmoison devant son regard saphir, sa mâchoire parfaite, son armure grise impeccablement polie et ses sourires d'une sincérité douce et sans pareille —, il n'en a aujourd'hui pas l'occasion.

 « Quel dommage que tu n'aies pas accepté l'invitation au Tournoi ! Nous aurions pu la voir se battre ! Nous aurions pu l'admirer autrement que par les chants qui la louent depuis. »

 Ils traversent les plaines centrales de l'Incendie depuis maintenant une bonne semaine pour atteindre le carrefour des Quatre vents, rejoindre le contingent dépêché depuis Catarphone et reprendre Egara des mains des Oubliés qui s'y sont installés.

 Svan, parce qu'il est l'héritier de la Flamme littorale, n'a pu qu'accepter de rejoindre une expédition dont l'entreprise ne l'intéresse pas. Egara n'est qu'une bourgade entourée par les montagnes, nichée dans la terre des wyvernes. Trois cents habitants, au mieux, aucune grande histoire, aucun fait intéressant. Aucune lignée, non plus. Rien de plus que des montagnards désespérés de survivre dans un milieu inadapté à l'humain, et probablement dépourvus d'armée parce que leurs terres sont trop pauvres pour intéresser qui que ce soit.

 « Il paraît même qu'elle a refusé l'ensemble des offres qui lui ont été faites depuis le début de l'année ! Tu te rends compte ? Elle est l'une des rares championnes des premières années, la première femme ! Et elle a tout refusé, absolument tout ! »

 Et c'est bien évidemment Svan qui a été choisi, parce qu'il n'a pas de fratrie, parce qu'il lui faut encore et toujours prouver sa valeur et que, envers et contre tout, et même s'il n'aime pas ça, lui aussi doit se plier aux devoirs induits par sa naissance dans une grande maison noble.

 « Non, mais putain. »

 L'Ange s'interrompt, arrête sa monture et Svan revient à lui. Ah, oui.

 « Pas toi, l'Ange. J'étais ailleurs.

 — Ah oui ?

 — Oui.

 — J'imagine que cela a à voir avec notre situation actuelle.

 — Oui.

 — Tu sais que j'aurais pu…

 — Faire pression sur Mère pour que Lovia soit envoyée à ma place ? Oui, je sais.

 — Mais ?

 — Mais je… » Il s'interrompt, jette un regard à l'Ange dont l'air entendu et la tête légèrement rejetée en arrière sont sans équivoques. « La ferme, l'Ange. »

 Et l'Ange rit pour toute réponse.

 Svan renifle et refixe toute son attention sur le nuage de poussière qui grossit au loin — le contingent, à n'en pas douter. L'Ange prend définitivement trop de libertés lorsqu'ils sont seuls… Et c'est bien évidemment de sa faute. Ses parents avaient raison, il aurait fallu le laisser à sa place, ne rien lui autoriser…

 « Et l'envoyer directement à l'académie pour qu'il soit brisé et formé comme tous les gardes de la maison ?

 — Oui, voilà. »

 Svan s'interrompt de nouveau, jette un regard à l'Ange, dont le sourire éclatant ne peut que l'illuminer un peu plus… et ne répond pas.

 Ils seront un millier, au plus. De quoi établir la situation dans la cité, puis la reprendre ou en fortifier les accès dans l'attente que d'autres forces arrivent. Des éclaireurs, rien de plus. C'est pour ça qu'on l'a choisi, il le sait, mais cela n'a aucune forme d'intérêt… Et tout ça pour qu'il ne manque pas l'impossible éventualité selon laquelle le contingent pourrait vaincre l'ennemi et reprendre la cité sans attendre…

 Il ricane. Pas avec Tripas Longvue à l'autorité royale et Thosm de Dorïn à la tête des mages ; encore moins sous la tutelle d'une Calastille qui aurait convaincu une partie de ses élèves de la suivre.

 « Svan ? »

 L'expédition ne sera pas rapide et le manque d'expérience des uns résonnera avec l'incompétence des autres. Et les Lorl seront certainement là. Putain. Putain putain putain putain.

 « Svan ? »

 Il inspire profondément : ça va aller. Ils le mettront sûrement à un poste de forme, de sorte que ses parents ne le prennent pas trop mal, mais qu'il ne soit pas trop dans leurs pattes. Il suivra les ordres dans la limite de son bon vouloir jusqu'à l'arrivée aux portes d'Egara, puis se portera volontaire pour accompagner il ne sait quel émissaire à Catarphone ou Balkur, oui, à travers les plaines, non, il n'aura pas peur, oui, il sera sûr de lui et…

 « Jeune maître ? »

 La voix de l'Ange, bien trop protocolaire, interpelle Svan. Qu'est-ce qu'il lui… Il lève les yeux, voit la monture blanche qui s'approche, reconnaît immédiatement la Griffe de Catarphone. Il porte une brigandine de simple facture, ses éternelles deux lames à la ceinture et, à son air désabusé, l'homme n'est pas heureux d'avoir été détaché pour les réceptionner. Svan peut l'entendre, s'il y met les formes.

 Il inspire profondément, se craque la nuque et les épaules, glisse une main dans son pourpoint pour en sortir la lettre cachetée confiée par ses parents.

 Ils sont à peine à distance de voix qu'Alastor commence :

 « Sieur de Torres, j'espère que la route a été bonne.

 — Autant que possible par les temps qui courent, Griffe de Catarphone. » Le cérémoniel le dégoûte. « Et vous-mêmes ?

 — Le convoi progresse bien et les marcheurs sont vigoureux, mais nous prenons trop de temps.

 — Rien d'inhabituel, si l'on peut dire.

 — Exactement. »

 La monture d'Alastor contourne les leurs et Svan lui tend la lettre.

 « Savez-vous où nous serons affectés ?

 — Oui. Vous serez à l'arrière, au côté des marcheurs. » Un poste simple et accessible, donc. « Vous serez affectés à une équipe ce soir ou demain matin. La capitaine Hina vous affectera dès qu'elle aura le temps. » Une Cent-nom métisse de l'Orage et de l'Incendie… Extraordinaire. « Tout ce que vous aurez à faire d'ici là, c'est suivre et ne pas prendre trop de place. Rien de plus. » Il les scrute un instant avant de reprendre. « Des questions ?

 — Non.

 — Euh… Oui. »

 Svan roule des yeux, Alastor hausse un sourcil intrigué.

 « Je vous écoute.

 — Eh bien… Est-ce qu'elle est là ?

 — Elle ?

 — La Championne de l'an dernier.

 — Vous voulez dire Saïna ? » L'Ange n'a pas besoin de répondre et Svan imagine tout à fait ses pupilles se dilater devant le sourire d'Alastor. « Oui, elle est aussi à l'arrière. »

 Et c'est un bruit léger, comme un couinement, qui échappe à l'Ange.

 Svan soupire, Alastor aussi. Pas pour les mêmes raisons.

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