Un frisson parcourut le sol humide.
Les sceaux gravés dans la pierre se mirent à luire, imperceptiblement.
Kael garda les yeux clos.
Sa respiration restait lente, mais son corps vibrait.
Sous lui, le Magia bouillonnait.
Comme si sa promesse avait réveillé plus qu'un simple écho.
Une pulsation sourde traversa ses os.
Puis une autre.
Rythme ancien.
Battement oublié.
Dans ce silence saturé, Kael comprit.
Les paroles de Thana était enfin compréhensible à ses yeux.
Ce n'était pas une mise en garde abstraite.
Ni une crainte lointaine.
Le Magia démoniaque... il pouvait le sentir.
Présent.
Vivace.
Comme un courant parallèle, tapi au cœur de ses veines.
Une partie de lui l'appelait.
Une affinité instinctive, brutale.
Comme si son propre sang réclamait cet écho.
Kael serra la mâchoire.
Le poids des mots de Thana résonna plus fort encore.
— Tu portes ça dans ta lignée.
Il inspira.
Longuement.
Et força son souffle à rester stable.
Une chose l'interloqua.
Subtile.
Mais impossible à ignorer.
Ce n'était pas une simple compatibilité.
Pas une affinité voilée.
Il comprit.
Le Magia démoniaque n'était pas autour de lui.
Il n'était pas une force étrangère en attente d'être absorbée.
Il était dans son sang.
Littéralement.
Chaque pulsation.
Chaque battement de cœur.
Charriait avec lui ce courant obscur.
Comme si son propre sang servait de canal.
Comme si la circulation même de sa vie
— veines, artères, fibres —
poussait ce Magia à se mouvoir en lui.
Kael se figea.
Un frisson remonta le long de sa colonne.
Ce n'était plus une métaphore.
C'était une vérité biologique.
Un héritage inscrit dans sa chair.
Il inspira profondément.
Stabilisa son souffle.
Puis entreprit, pour commencer, le retrait du Magia de putréfaction.
Celui qui souillait les deux autres flux.
Ses doigts tremblèrent à peine, posés sur ses genoux.
Ses veines pulsaient sous sa peau, comme prêtes à éclater.
Thana, perchée à quelques centimètres de son visage, ne clignait même plus des yeux.
Son halo vibrait d'une intensité glaciale.
— Lentement, murmura-t-elle.
Ne te précipite pas.
Le moindre faux pas... et ce poison s'infiltrera dans ton sang.
Kael hocha faiblement la tête.
Ses paupières demeurèrent closes.
Il visualisa les trois flux.
Le Magia noir.
Le Magia démoniaque.
Et la souillure de putréfaction, entremêlée, perfide.
Ses sens se tordirent sous la densité.
Chaque fibre de son corps hurlait.
Mais il avança.
Un pas à la fois.
Comme au bord d'un gouffre.
Guidé par la voix ferme de Thana.
Le but était simple.
Inspirer le Magia par la bouche.
Laisser circuler.
Puis expulser, par le nez, la putréfaction et le démoniaque en même temps.
Un cycle.
Contrôlé.
Répété.
Sous la voix de Thana.
— Inspire... retiens... expulse.
Ne laisse rien s'accrocher.
Pas une trace.
Kael obéit.
Ou du moins, il essaya.
Le Magia noir entra.
Dense, lourd, saturé.
Il sentit ses poumons se gorger de flammes glacées.
Puis il expulsa.
Un souffle long, contrôlé.
Le Magia de putréfaction s'échappa.
Épais, vicié, presque visqueux.
Ses narines picotèrent, ses sinus brûlèrent.
Mais le démoniaque... resta.
Il aurait dû le rejeter.
Le chasser avec le reste.
Et pourtant.
Au moment de l'expulser, un sentiment inattendu l'envahit.
Plénitude.
Comme si une pièce manquante de son être venait de se replacer.
Comme si ce courant sombre coulait à sa place,
naturel, légitime.
Sa poitrine se serra.
Et il comprit.
Il n'avait pas rejeté le Magia démoniaque.
Il l'avait gardé.
Thana se figea.
Ses yeux minuscules écarquillés.
Son halo tremblait d'une lueur furieuse.
— Kael... arrête.
Mais il ne bougeait plus.
Immobile.
Le souffle suspendu entre deux mondes.
Les yeux de Kael virèrent subitement au rouge et noir.
Une flamme sombre y tournoyait, incontrôlable.
Des lignes telluriques jaillirent sur sa peau.
Elles s'enroulaient le long de ses joues, traçant des motifs brûlants, presque incandescents.
Puis sa mâchoire se déforma.
Deux crocs, longs, effilés, transpercèrent sa lèvre supérieure.
Tranchants.
Voraces.
À première vue, c'était un vampire.
Mais pas seulement.
Thana le sut immédiatement.
Ce flux n'était pas celui des siens.
Ni un simple héritage vampirique.
Kael vibrait d'autre chose.
Un mélange impur.
Unique.
Comme si plusieurs lignées, plusieurs malédictions, avaient fusionné dans son sang.
Son halo trembla.
Ses pupilles s'élargirent sous le choc.
— Ce n'est pas... possible...
Elle comprit une chose, glaciale :
Il n'était pas que vampire.
Et ce qu'il était, elle-même ne parvenait pas à le nommer.
Un seul instant d'hésitation,
et le souffle démoniaque dévora encore plus de place.
Thana serra les poings.
Elle devait trouver une solution.
Maintenant.
Ou Kael s'enfoncerait sans retour.
Thana inspira brutalement.
Une idée, tranchante, traversa son esprit.
Ce n'était pas une malédiction extérieure.
Ni une possession.
C'était son Magia démoniaque.
Trop pur.
Trop vorace.
Il avait submergé son corps, déchaîné son sang.
Alors... si Kael le consumait jusqu'à l'assèchement...
il reviendrait.
Mais pour ça, il fallait l'amener à l'utiliser.
À le brûler.
À le dévorer lui-même de l'intérieur.
Thana serra les dents.
Ses yeux minuscules fixèrent le monstre qu'il était devenu.
Un vampire... et autre chose.
Inconnu.
Imprévisible.
— Kael...
Son halo vibra d'une lumière dure.
Elle savait ce qu'elle devait faire.
Provoquer sa fureur.
L'irriter, le pousser à puiser plus vite dans ce flux démoniaque.
Au risque qu'il la frappe.
Au risque qu'il la blesse.
Mais c'était la seule voie.
Thana se redressa sur son épaule, ses larmes déjà sèches.
Sa voix claqua comme une lame :
— C'est tout ce que tu es ?
Un pantin incapable de tenir son propre sang ?
La voix de Thana résonna comme un fouet.
Kael releva la tête.
Ses yeux rouge et noir flamboyaient, striés de veines pulsantes.
Un grondement sourd vibra dans sa gorge.
Ses crocs luisirent.
Il leva brusquement la main.
L'ombre de ses doigts griffus passa à quelques centimètres de Thana.
Mais il s'arrêta net.
Bloqué.
Comme si une chaîne invisible avait retenu son poignet au dernier instant.
Un spasme déforma son visage.
Ses yeux vacillèrent, reprenant une lueur dorée... une seconde seulement.
Puis l'éclat noir reprit le dessus.
— Raaaahh !
Son cri fit vibrer les parois.
Les sceaux s'illuminèrent davantage, comme si la Tour elle-même réagissait à sa folie.
Kael frappa le sol de son poing.
La pierre se fissura.
Des éclats jaillirent, lacérant sa main.
Mais il n'avait pas touché Thana.
Elle le fixait, immobile, son halo tremblant mais déterminé.
Encore une fois, il fonça sur elle.
Ses crocs prêts à se refermer.
Et encore une fois, au dernier souffle...
il détourna la trajectoire.
Ses dents claquèrent dans le vide, à un souffle d'elle.
Son corps entier tremblait.
Comme si deux volontés, antagonistes, s'arrachaient ses fibres.
— Kael... tu luttes, je le vois.
Alors brûle-le !
Dévore-le jusqu'au dernier souffle !
Thana criait.
Elle n'avait pas peur.
Elle savait qu'il l'entendait, dans ces instants de lucidité.
Le sol trembla sous lui.
Ses veines s'embrasèrent, gonflées d'un flot noir qui ne cessait de rugir.
Kael hurla.
Un cri bestial, étouffé, brisé.
Comme si chaque fibre de son corps éclatait en même temps.
Ses yeux rouge et noir flamboyèrent, puis se fendirent d'un éclat doré.
Un instant seulement.
Un instant suffisant.
Il planta ses crocs dans le vide, ses poings dans la pierre.
Le Magia démoniaque jaillit hors de lui.
Pas rejeté.
Pas contrôlé.
Consumé.
Brûlé à une vitesse folle,
comme si son propre sang s'était transformé en brasier noir.
Les lignes telluriques sur son visage se mirent à grésiller.
Elles fondaient, se déchiraient sous la pression.
Son corps vibrait à la limite de l'implosion.
Thana serra les poings.
Son halo vacillait, prête à intervenir si son cœur lâchait.
Mais elle savait...
C'était le seul chemin.
— Oui... Kael... continue !
Brûle-le !
Chaque inspiration déchirait sa poitrine.
Chaque expiration rejetait une fumée sombre, lourde, pestilentielle.
Le Magia de putréfaction, balayé.
Et derrière lui, le démoniaque, consumé par le torrent de mort qu'il avait embrassé.
Jusqu'à ce que la salle elle-même se mette à trembler.
Les chaînes tintèrent à l'unisson.
Un rugissement étouffé, ancien, résonna dans les profondeurs.
Puis, soudain—
Silence.
Kael s'effondra à genoux.
Ses yeux reprirent leur éclat doré, ternis de fatigue.
Ses crocs se rétractèrent.
Les lignes sur sa peau s'éteignirent, comme si elles n'avaient jamais existé.
Il haletait.
Le visage couvert de sueur.
Les bras tremblants.
Mais il avait survécu.
Thana l'observa, figée.
Elle n'en croyait pas ses yeux.
— Tu... tu l'as fait...
Elle n'osa pas dire plus.
Car au fond d'elle, elle savait :
il ne l'avait pas simplement brûlé.
Il l'avait goûté.
Kael resta à genoux.
Ses doigts s'étaient crispés contre la pierre fendue.
Son souffle haché résonnait dans le souterrain, mêlé au tintement lointain des chaînes.
Ses yeux dorés vacillaient.
Rougis.
Humides.
Il détourna le regard, incapable de soutenir celui de Thana.
Sa voix s'étrangla, rauque, brisée :
— ... Je suis désolé.
Une larme glissa sur sa joue.
Il la laissa couler, sans chercher à l'effacer.
— J'aurais dû t'écouter...
Le silence pesa.
Épais.
Intraitable.
Et, pour la première foisdepuis longtemps, Kael baissa la tête.
Non devant la Tour.
Non devant ses ennemis.
Mais devant elle.
