Thana prit la parole.
Sa voix tremblait, hésitante.
Ce n'était pas la première fois qu'elle affrontait la colère de Kael,
mais ce regard-là... jamais il ne le lui avait adressé.
Deux fois, en l'espace de quelques minutes, il avait franchi une limite.
— Tu ne l'as peut-être pas vu... tu étais comme en transe.
Mais l'être supérieur de cette succube... de cette Reine, Evelyne...
n'a pas cessé d'essayer de te contacter.
— Et alors ?
Qu'est-ce que ça peut bien changer qu'un démon de plus essaie de me parler ?
(Silence lourd. Thana baisse légèrement les yeux, puis relève la tête. Sa voix, plus ferme :)
— Ce n'est pas « un démon de plus », Kael.
C'est un Primordial.
On pourrait presque le considérer comme le sommet de toute la hiérarchie démoniaque.
Et elle... elle tente en vain de conclure un marché avec toi.
Contre la vie de sa subordonnée.
— Système... puis-je voir l'historique des messages reçus récemment ?
Il avait posé la question sans conviction.
Presque par réflexe.
Comme on murmure une absurdité en sachant déjà qu'elle restera sans réponse.
Mais cette fois —
Un claquement sec.
Puis une avalanche.
Les fenêtres se déchaînèrent, jaillissant dans l'air par dizaines, par centaines.
Elles s'empilaient, se superposaient, s'entrechoquaient dans une pluie aveuglante de glyphes et de symboles.
Kael resta pétrifié.
Le souffle coupé.
Ce n'était pas le nombre qui le frappait.
C'était l'évidence.
Il n'avait rien vu.
Pas une seule de ces intrusions.
Comme si son esprit avait été scellé... comme si le monde entier avait hurlé dans son dos, sans qu'il l'entende jamais.
Les fenêtres défilaient sans fin.
Des centaines. Peut-être plus.
Kael les fixait, stupéfait.
Puis, lentement, il tourna la tête vers Thana.
Un sourire maladroit, crispé, lui tordit les lèvres.
Il leva un doigt vers le déluge lumineux :
— Tu rigoles, hein ?
Dis-moi que c'est une plaisanterie...
Avoue, tu as bidouillé tout ça ?
Sa voix portait autant de gêne que d'ironie.
Pas de colère. Pas de froideur.
Juste... Kael.
Thana le contempla un instant.
Son souffle se relâcha, presque tremblant.
Elle soupira — un vrai soupir de soulagement.
Ce regard, ce ton... ce n'était plus le prédateur glacé qui étranglait Evelyne.
C'était lui.
Celui qu'elle connaissait.
C'était lui.
Son Kael.
Chaleureux, moqueur, maladroit et sarcastique.
Il détourna les yeux des fenêtres encore suspendues dans l'air.
Puis, dans un geste presque banal après tant de tension, il s'assit sur un bloc de marbre brisé — un débris du trône qu'il venait d'anéantir.
Ses coudes posés sur ses genoux, il laissa son regard errer dans le vide.
Le silence ne pesait plus de la même façon.
Ce n'était plus la suffocation d'un prédateur sur le point de tuer.
C'était une pause.
Une respiration.
Kael réfléchissait.
Mais une chose ne changea pas.
Pas encore du moins.
Evelyne.
Elle, qui avait subi l'enchaînement des tourments.
Mérité ? Peut-être.
Mais à cet instant, la question ne comptait pas.
Ce qui comptait, c'était l'effroi.
Un effroi brut, qui la dévorait plus encore qu'avant.
Car elle ne comprenait pas.
Le monstre qui voulait sa vie,
ce prédateur qui avait voulu lui extorquer son âme,
n'était plus le même.
Il était redevenu... doux ?
Cette incohérence lui glaçait le sang.
Si ce n'était pas la haine,
si ce n'était pas la rage,
alors qu'est-ce que c'était ?
Elle resta là, à genoux sur le sol froid,
sanglotante, haletante,
le souffle coupé en spasmes saccadés.
Ses blessures saignaient encore.
Son cou, labouré, n'était plus qu'une plaie vive —
mais assez solide pour tenir sa tête en place.
Assez pour qu'elle endure encore.
Et dans ce contraste, son esprit vacilla :
elle n'était plus face à un bourreau,
mais face à quelque chose de pire.
Un être qu'elle ne pouvait pas comprendre.
Kael passa dix minutes entières à lire les fenêtres qui défilaient devant lui.
Des centaines de messages.
Des appels qu'il n'avait pas vus.
Pour lui, ce n'était qu'une lecture.
Un tri mécanique, presque monotone.
Mais pour Evelyne...
ce fut une éternité.
Toujours à genoux.
Toujours haletante.
Chaque seconde rallongeait son supplice.
Chaque silence ajoutait une pierre à son agonie.
Puis Kael s'étira, lentement.
Toujours assis sur le morceau de trône brisé.
Comme si tout était terminé pour lui.
Comme s'il venait de clore un dossier.
Ses bras craquèrent dans un geste nonchalant.
Et alors, son regard changea.
Redevenu glacé.
Redevenu tranchant.
Un seul souffle, plus bas qu'un murmure :
— Toi.
Ses yeux se levèrent vers le vide.
Pas vers Evelyne.
Mais vers l'être qui se cachait derrière elle.
— Toi dont j'ignore le nom.
Toi qui tiens à cette chose au sol.
Il marqua une pause
Son souffle se fit plus lourd.
Ses doigts tapotèrent machinalement sur le manche du kusarigama, encore posé contre son genou.
Puis sa voix tomba, plate, implacable :
— Dis-moi.
Pourquoi devrais-je l'épargner ?
Il pencha la tête, ses yeux étincelants d'un éclat glacial.
Chaque mot vibrait comme une menace à peine contenue.
— Et ne me fais surtout pas perdre mon temps.
Un silence.
Pesant.
Terrifiant.
Kael se redressa légèrement, ses épaules se tendant comme sous une impulsion meurtrière.
Ses pupilles se rétrécirent, son expression se durcit encore.
— Je ne suis vraiment pas d'humeur à jouer.
Sa phrase résonna dans la salle éventrée comme un verdict.
Froide.
Sans appel.
Evelyne, toujours au sol, éclata en sanglots étouffés.
Mais Kael ne la regardait même plus.
Son attention entière, glaciale, restait suspendue dans le vide.
Là où il attendait une réponse.
Une fenêtre apparut.
Avec pour seule réponse :
Princesse des Enfers [???]
[...]
Kael arqua un sourcil.
Un souffle glacé franchit ses lèvres.
— On va faire plus simple, proposa-t-il.
Tu vas me faire une proposition.
La plus élevée que tu peux.
Directement.
Ça nous fera gagner du temps.
Il pencha la tête, son regard redevenu tranchant.
— Si je la trouve bien, j'y réfléchirai.
Sinon... je coupe un membre à ta subordonnée.
Ça me paraît équitable.
Une nouvelle fenêtre apparut.
Princesse des Enfers [???]
[Un contrat : tu deviens mon Apôtre.]
Kael plissa les yeux.
Un tic d'agacement traversa son visage.
— Donc... tu veux faire de moi ton chien loyal maintenant ?
Tu tiens vraiment pas à ta subordonnée, hein.
Il se redressa d'un bond.
Le kusarigama vibrait déjà dans sa main.
Prêt à tenir sa promesse.
Mais Thana s'interposa.
Sa voix jaillit, haletante :
— Attends, Kael !
Ça pourrait être intéressant pour toi... selon le ratio entre les deux contractants.
Kael fronça les sourcils.
— Comment ça, le ratio ?
Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
Un contrat d'esclave reste un contrat d'esclave, non ?
Thana secoua doucement la tête.
— C'est différent, Kael.
On ne parle pas d'un pacte classique.
On parle d'Apôtre.
Elle inspira profondément.
Ses mots tombèrent, pesés :
— Ce serait presque similaire à notre lien, à toi et moi.
En un peu plus... inférieur.
Kael ne répondit pas.
Elle continua.
— Selon le ratio entre les deux contractants, tu aurais plus ou moins d'avantages.
Exemple : si c'est du 70:30 en faveur de cette Démone Primordiale...
alors tu serais lié à ses ordres.
Mais en échange, tu recevrais beaucoup d'avantages.
Ses yeux se durcirent.
— À l'inverse... si le ratio bascule à 30:70 pour toi, alors c'est elle qui t'obéira.
Si c'est 90:10 en sa faveur... tu seras pas loin d'un esclave.
Elle se tut un instant, son regard fixé sur lui.
— Reste à voir, Kael...
le ratio qu'elle est prête à te proposer maintenant.
Kael serra le manche du kusarigama.
Un éclat glacé passa dans ses yeux.
— On dirait qu'on vient d'épargner, temporairement, un membre à ta subordonnée...
Il marqua une pause.
Son regard bascula vers la fenêtre suspendue.
— Donc maintenant, j'attends la suite.
Il se pencha légèrement en avant.
Chaque mot vibrait d'impatience contenue.
— Que proposes-tu ?
Silence.
Les flammes des braseros vacillaient.
— Dis-moi tout directement.
Pas par fragments.
Son souffle se fit plus lourd.
Ses doigts crispés sur la chaîne vibraient d'une colère rentrée.
— Parce que ça... ça a le don de m'irriter.
Une nouvelle fenêtre s'ouvrit.
Ses lettres brûlèrent dans l'air, froides et implacables.
Princesse des Enfers [???]
[50 : 50 — Un contrat d'égal avec tous les avantages liés]
[Accès au Bain de la Reine, en remplacement du bain classique]
[Tu ne le regretteras pas.
J'en donne ma parole... de Primordiale.]
Kael tourna lentement la tête vers Thana.
Son regard restait dur, méfiant.
Il n'avait aucune idée de la valeur réelle d'une telle offre.
Mais Thana...
Elle hocha la tête.
Simple. Net.
Un signe de confirmation silencieux.
Ses lèvres s'étirèrent d'un sourire discret, mais éclatant.
Un sourire rare.
Qui disait tout sans un mot :
Il avait touché le gros lot.
Kael valida l'accord.
Une pulsation.
Et, aussitôt — une déchirure apparut.
Un espace arraché, béant, griffant la salle de son cri silencieux.
Kael ne fut pas surpris.
Pas vraiment.
Il commençait à en avoir l'habitude.
De l'ouverture jaillit une silhouette.
Toujours la même.
Toujours aussi déconcertante.
Le Guide.
— Bonjour, bonjour...
Sa voix s'éleva, faussement légère.
— Je ne suis pas là pour une quelconque récompense, cette fois.
Un sourire.
Trop large. Trop calme.
— Mais plutôt pour sceller un pacte.
Ou plutôt... un contrat.
Kael fronça les sourcils.
— Nous n'avions pas encore abordé ce sujet, poursuivit le Guide.
Tout simplement car je ne m'attendais pas à ce que cela survienne durant le tutoriel.
Il leva la main.
Un souffle de Magia parcourut la salle.
— Les contrats, voyez-vous, sont scellés et protégés par la Tour elle-même.
Pour éviter tout mensonge.
Toute trahison.
Ou tout bris volontaire.
Son regard brilla.
Soudain froid.
— Si une clause est rompue...
L'Axe cosmique interviendra.
Et le prix sera... définitif.
Puis il parla.
Pas en mots.
Pas en phrases.
En une langue autre.
Une langue assourdissante, saturée de Magia.
Chaque syllabe résonnait comme une cloche funèbre.
Chaque note s'imprimait dans les os.
Kael n'y comprenait rien.
Pas un son.
Pas une logique.
Mais il sentit.
La puissance.
La contrainte.
La vérité nue, gravée dans la structure même du monde.
Lorsque la litanie cessa, le Guide leva les yeux vers eux.
Un sourire satisfait étira ses lèvres.
— Voilà.
Les termes ont été traduits, clarifiés, expliqués.
À présent...
Il claqua des doigts.
Un sceau flamboyant s'ouvrit dans l'air, prêt à englober les deux signataires.
— Scellons.
