Il n'avait pas reculé.
Pas même d'un pas.
Quand elle lui avait tendu les bras, il s'y était abandonné sans résistance, comme happé par un souvenir plus fort que lui.
Mais ce n'était pas un souvenir.
Elle était là. Solide.
Respirante. Chaude.
Et pourtant, quelque chose ne collait pas.
Il ne savait pas quoi.
Ou peut-être qu'il ne voulait pas le savoir.
Il n'y avait ni sueur, ni douleur, ni odeur métallique.
Juste... cette pièce trop calme. Trop propre.
Et elle.
Exactement comme dans ses souvenirs.
Même voix. Même regard.
Même chaleur contre sa poitrine.
Trop exacte.
Il profita de leur étreinte pour jeter un regard discret autour de lui.
Tout était à sa place.
Les meubles.
Les rideaux.
Même le cadre photo posé sur la commode, un peu bancal, celui de leurs parents — il ne l'avait pas vu depuis des années. Il était là. Comme si rien n'avait jamais bougé.
Une part de lui aurait dû s'en réjouir.
Mais quelque chose ne tournait pas rond.
Pourquoi ce sentiment de malaise, maintenant ?
Pourquoi cette tension, légère mais persistante, au fond du ventre ?
Et surtout...
Qu'est-ce que je faisais, juste avant d'être ici ?
— Qu'est-ce que je faisais... hier soir ? demanda-t-il, sans vraiment réfléchir.
Elle ne parut pas surprise.
— Tu étais sorti, non ? Avec ton équipe. Et ta copine. Pour fêter ta promotion.
Elle sourit, comme si c'était évident.
Promotion.
Équipe.
Copine.
Il hocha lentement la tête, mais rien ne suivait. Aucun visage, aucune scène.
Juste un bruit sourd.
Un bourdonnement désagréable, derrière les tempes.
Une migraine ?
Il porta machinalement la main à son front.
La douleur était là, diffuse mais réelle.
Il pensa à l'alcool. Aux verres partagés. À la nuit trop courte.
C'était plausible. Presque rassurant.
La mémoire floue. Rien d'anormal.
C'est ce qu'il se dit.
Mais c'est justement ça qui le dérangea :
Rien n'était anormal. Rien du tout.
Et pourtant...
Il était certain de n'avoir aucune copine.
Pas en ce moment. Pas depuis longtemps.
Le travail prenait toute la place.
Et à part Adam, il ne se souvenait de personne de son équipe.
Mais à l'instant même où cette pensée se formait —
comme une pierre lancée dans l'eau calme —
la migraine frappa plus fort.
Brusque.
Invasive.
Un flot d'images s'abattit sur lui.
Un rire de femme, familier.
Des regards échangés.
Une main qui touche la sienne dans un restaurant.
Une fête de bureau, des visages flous, une tape dans le dos.
Un cadre lumineux. Des conversations. Une vie.
Tout semblait... réel. Vécu.
Mais Adam n'était nulle part.
Et cette fille — il connaissait son visage, son nom, sa voix —
mais il ne se souvenait pas de l'avoir aimée.
Alors une question surgit.
Silencieuse.
Aiguë.
Qui est Adam ?
Si la mémoire de Kael avait été un lac,
elle serait devenue ça :
une surface tiède,
s'évaporant lentement sous un soleil trop parfait.
Et la pluie qui la remplissait...
n'était pas la sienne.
Une autre eau prenait sa place.
Étrangère. Inconnue.
Mais si constante, si douce, qu'il avait du mal à s'en méfier.
Et pourtant...
Une voix.
Étouffée.
Presque noyée sous la surface.
Elle faisait écho quelque part dans sa tête.
Impossible de dire à qui elle appartenait.
Impossible même de savoir si elle avait jamais existé.
Mais elle était là.
Sourde.
Persistante.
Comme une larme tombée dans un rêve trop calme.
Et sans raison apparente, cela lui rappela une vieille légende.
Celle d'une femme vivant au fond d'un lac.
Une des histoires arthuriennes que sa sœur lisait autrefois.
Il savait que ça n'avait aucun lien.
Mais l'image s'imposa.
Comme si la mémoire de cette dame immobile, silencieuse, avait réveillé quelque chose d'ancien.
Et soudain...
La soirée d'hier.
Ses souvenirs.
Tout grésilla, comme une vieille cassette qu'on aurait trop rembobinée.
Des mots perçaient à travers le bruit.
Faibles.
Saccadés.
Mais là.
— Kael... reste...
— Moi... m'abandonne pas...
Et à ce moment précis,
une pluie lourde s'abattit sur le toit.
Un grondement lointain.
Puis un fracas.
Comme si la météo elle-même répondait à l'appel de cette voix.
Un grondement lointain.
Puis un fracas.
Comme si la météo elle-même répondait à l'appel de cette voix.
Ou plutôt...
Comme si la pluie
n'était rien d'autre que les pleurs de cette voix en larmes.
Un chagrin oublié, tombé du ciel.
Un souvenir refoulé, qui battait à la porte.
Et là —
la douleur explosa.
Pas une simple migraine.
Un effondrement.
Une déflagration interne.
Il tomba à genoux,
les mains plaquées contre son crâne,
un cri de douleur lui échappant comme une bête qu'on égorge.
Quelque chose était en train de forcer.
De réécrire.
De reformater.
Comme si son esprit était broyé, reconstruit, puis broyé encore.
Les souvenirs s'effondraient.
Se mélangeaient.
Des noms, des images, des voix...
Puis, après ce qui lui sembla durer une éternité—
Un mot.
Un seul.
Sorti de sa bouche.
Hors de contrôle.
Hors du mensonge.
— Thana...
À l'instant où ce nom franchit ses lèvres,
l'univers vacilla.
L'eau du lac —
parfaite, limpide, rassurante —
vint se teinter d'un noir épais, partant du centre comme une infection.
Une tâche qui se répandait en cercles, avalant la clarté.
Puis elle bouillit.
Littéralement.
Des bulles noires éclatèrent à la surface, comme si la réalité fondait.
Et là —
quelque chose apparut.
Quelqu'un.
Une silhouette féminine, suspendue dans le vide.
Pas plus grande que Lyana.
Cheveux noirs.
Membres écartés, enchaînés par des liens d'ombre.
Elle ne criait pas.
Elle ne pleurait pas.
Elle attendait.
Et Kael...
Il ne pensa pas.
Il ne décida rien.
Son corps bougea.
Il sauta.
Son esprit encore figé, mais ses muscles déjà en mouvement.
Son souffle coupé.
Son regard fixé sur elle.
Il ne savait pas pourquoi.
Mais lui...
son corps...
se souvenait.
Et au moment exact où sa main effleura son visage—
Un flot.
Une déferlante.
Des souvenirs.
Des fragments.
Des cris.
Des pactes.
Des vérités.
Un flux constant, ininterrompu,
se déversa dans sa mémoire.
Le flux ne s'arrêtait pas.
Chaque souvenir était une lame.
Chaque image, un poids.
Des mots prononcés.
Des pactes scellés.
Des morts.
Puis, tout craqua.
La lumière se brisa en un millier de fragments.
Le sol s'effondra.
L'eau noire implosa dans un bruit sourd.
Kael hurla, sans même entendre sa propre voix.
Son corps fut projeté en arrière.
L'air se glaça.
Et soudain, tout s'éteignit.
Silence.
Noir.
Puis—
Un impact.
Froid.
Sec.
Rugueux.
Il rouvrit les yeux.
La pierre sous lui était fendue.
L'odeur de moisissure, âcre.
L'humidité lui collait à la peau.
Plus de lit.
Plus de soleil.
Plus de Lyana.
Juste le silence
du 2e étage.
Et dans sa poitrine—
ce nom,
gravé à vif.
Thana.
