Alors qu'il franchissait la brèche dimensionnelle
— éjecté malgré lui par le Guide à la fin du premier étage
— Kael n'eut d'autre choix que de se laisser emporter.
Son corps, pourtant presque totalement rétabli,
se laissait entraîner sans résistance,
comme si l'univers lui-même refusait de lui laisser un instant de répit.
Le vide autour de lui s'étirait en volutes instables,
et dans ce néant en mouvement, une seule chose occupait ses pensées :
Quelle serait la prochaine épreuve ?
Et quel genre d'étage se cachait derrière cette transition forcée ?
Rien dans son précédent passage ne lui avait donné d'indice.
Et plus il approchait,
plus cette absence de réponse lui glaçait la conscience.
Mais soudain, Kael fut frappé d'une douleur fulgurante à la tête
— brutale, vive, insupportablement précise.
Ce n'était pas un choc.
Pas une agression physique.
Rien de tangible.
Non...
c'était différent.
Une sensation impossible à localiser,
comme si quelque chose s'insinuait lentement en lui.
Comme une présence étrangère qui tentait de forcer un passage,
de s'enfoncer au plus profond de sa conscience,
sans qu'il ne puisse l'arrêter.
Une infiltration, presque chirurgicale,
mais dénuée de toute main.
Tout vacilla.
Les contours du réel se dérobèrent sous ses yeux.
Les couleurs se dissocièrent.
Les formes implosèrent.
Même le silence sembla se briser,
comme si le monde lui-même ne savait plus comment respirer.
Kael cligna des paupières — ou crut le faire.
Impossible de dire s'il était encore éveillé, ou déjà en train de sombrer.
Ce n'était plus un espace.
Ce n'était plus un lieu.
Seulement un brouillard mouvant,
vaste et sans nom,
où chaque chose semblait sur le point de se dissoudre.
Il chuta, sans fin,
aspiré par un vide qui ne ressemblait à rien de connu.
Un néant mouvant, sans forme ni substance,
où ni le poids ni le temps ne semblaient exister.
Et pourtant, dans cette chute silencieuse,
quelque chose changeait.
L'espace lui-même commençait à se déformer...
à se charger de tensions invisibles.
L'équilibre fragile de l'espace éclata.
Des vagues de lumière et d'ombre se mirent à pulser tout autour de lui,
comme si deux forces contraires cherchaient à s'affronter sans jamais se toucher.
Les noirs étaient d'une densité écrasante, presque liquides,
engloutissant tout ce qu'ils frôlaient.
Les blancs, eux, vibraient d'une pureté crue,
presque trop éclatante pour être regardée.
Les deux s'enlaçaient, s'évitaient, se poursuivaient dans une danse impossible
— comme si l'univers lui-même hésitait entre l'oubli et la réécriture.
Tout devint instable.
L'espace vacilla, se plia, se tordit sur lui-même,
comme une surface incapable de supporter sa propre structure.
Des marées de ténèbres absolues s'élevèrent, épaisses, affamées, presque palpables.
À travers elles,
des lueurs d'un blanc si pur qu'elles en devenaient inhumaines
fendaient l'obscurité, tranchantes, irréelles.
Noir et blanc ne s'opposaient pas.
Ils s'enlaçaient, se traversaient, s'absorbaient —
comme deux vérités incompatibles cherchant à occuper le même lieu.
Kael dérivait au cœur de ce chaos lumineux,
spectateur prisonnier d'une réalité en train de se reconstruire.
Il flottait.
Sans poids.
Sans chair.
Sans limite.
Son corps semblait s'être dissous quelque part entre la chute et l'oubli,
remplacé par une conscience nue,
dérivant dans un espace qui n'en était plus un.
Il ne sentait plus rien.
Ni le froid.
Ni le souffle.
Ni même le temps.
Juste ce glissement lent,
presque paisible,
vers un point qu'il ne voyait pas.
Jusqu'à ce que tout s'arrête.
Brutalement.
Comme un couperet invisible.
Comme une ligne qu'on franchit sans la voir,
et qu'on regrette aussitôt d'avoir franchie.
Il rouvrit les yeux.
Lentement.
Comme si ses paupières pesaient une tonne.
Un instant,
il ne sut même pas ce qu'il voyait.
La lumière semblait trop stable,
trop familière.
Pas d'éclats.
Pas de distorsion.
Juste... une pièce.
Ses pupilles mirent du temps à s'ajuster,
à croire en ce qu'elles percevaient.
Et puis il comprit.
Il était assis sur son lit.
Chez lui.
Les draps tirés.
Le parquet légèrement poussiéreux.
La fenêtre entrouverte,
laissant entrer la lumière grise d'un matin sans urgence.
Sa chambre.
Intacte.
Inchangée.
Comme s'il ne l'avait jamais quittée.
Comme si rien n'était arrivé.
Aucune trace du chaos.
De la Tour.
De la douleur.
Seulement ce silence trop parfait...
qui lui donnait la nausée.
Aucune trace de combat.
Pas la moindre ecchymose sur sa peau.
Pas une goutte de sang.
Ni même une sensation résiduelle de brûlure ou de tension musculaire.
Son souffle était calme.
Ses membres répondaient normalement.
Son cœur battait à un rythme presque trop régulier pour être honnête.
Aucune douleur.
Et c'était précisément ça,
le problème.
Ce corps allait trop bien.
Comme si tout ce qu'il avait traversé —
chaque coup, chaque cri, chaque fracture —
n'avait été qu'un rêve,
mal rangé dans les marges de sa mémoire.
Et pourtant...
Une sensation rampait sous sa peau.
Sourde.
Diffuse.
Tenace.
Quelque chose n'allait pas.
Il ne savait pas quoi.
Aucun détail concret à pointer du doigt.
Mais tout sonnait trop juste.
Trop symétrique.
Trop figé.
Comme une pièce de théâtre minutieusement rejouée pour l'apaiser.
Chaque respiration lui paraissait millimétrée.
Chaque reflet dans la vitre... trop propre.
L'air même semblait observer.
TOC. TOC.
Deux coups secs frappèrent à la porte.
Son nom, murmuré derrière le bois,
fendit l'air comme une lame douce.
— Kael ?
— Tu dors encore ?
La voix était claire.
Chaleureuse.
Vraie.
Trop vraie.
Il la reconnut instantanément.
Chaque inflexion.
Chaque respiration.
Lyana.
Kael resta figé devant la porte.
Un pied dans le réel.
Un autre encore dans l'écho du néant.
Sa main se leva lentement,
comme si le simple fait de toucher cette poignée pouvait effondrer ce qui restait de logique.
Il hésita.
Pas à cause de la peur.
Mais parce qu'une part de lui savait déjà...
que ce qu'il allait voir n'aurait aucun sens.
Et pourtant,
il ouvrit la porte.
Sans bruit.
Sans souffle.
Et là, devant lui...
Lyana.
Debout.
Souriante.
Calme, comme si rien n'avait jamais vacillé.
Ses yeux étaient ouverts.
Clairs. Présents.
Pas perdus dans un sommeil suspendu,
pas noyés dans l'éclat d'un sortilège ou d'une malédiction.
Simplement vivante.
Entière.
Là, face à lui.
Elle n'était pas dans le coma.
Pas allongée dans une capsule.
Pas figée, entre deux mondes.
Aucune blessure.
Aucune trace de lutte, de chute, de sang.
Juste Lyana.
Éveillée.
Saine.
Entière.
Comme s'elle s'était levée ce matin-là
et avait simplement attendu qu'il ouvre la porte.
Il n'attendit pas une seconde de plus.
Son corps réagit avant lui.
Ses bras se refermèrent sur elle avec une urgence fébrile,
comme si tout ce qu'il avait traversé,
tout ce qu'il avait perdu,
trouvait enfin un point d'ancrage.
Il la serra fort.
Comme si elle risquait de s'effacer à nouveau.
Comme si une éternité les avait séparés,
et qu'il ne pourrait jamais rattraper le temps volé.
Mais ce qu'il attendait ne vint pas.
Aucune vague de chaleur.
Aucune tension qui se libère.
Aucun poids qu'on laisse enfin tomber.
Rien.
Seulement un silence intérieur,
comme si son cœur avait oublié comment battre juste.
Au lieu du soulagement,
un vide.
Épais.
Étrangement calme.
Inquiétant.
Un creux au fond de l'âme,
que même sa présence ne parvenait pas à combler.
C'était là,
tapie sous sa peau,
au creux de son ventre,
derrière ses pensées.
Une sensation qui ne ressemblait à rien de connu.
Ni peur.
Ni joie.
Ni tristesse.
Quelque chose d'autre.
De plus ancien.
De plus sourd.
Une dissonance.
Comme si deux réalités se superposaient sans jamais vraiment se rencontrer.
Comme si ce qu'il tenait dans ses bras...
n'avait pas entièrement le droit d'exister.
Elle leva doucement la main,
et ses doigts glissèrent dans ses cheveux,
avec la lenteur d'un souvenir.
Avec cette douceur presque irréelle
qu'on ne trouve que dans les rêves trop parfaits.
Son geste était tendre.
Trop tendre.
Presque figé.
Puis elle murmura, tout contre lui :
— Tu as fait un mauvais rêve...
— Mais maintenant, tout va bien.
Sa voix était douce.
Apaisante.
Exactement comme il s'en souvenait.
Mais c'était justement ça,
le problème.
Elle sonnait comme un souvenir.
Pas comme une réalité.
