— Laisse-moi voir si tu n’as rien.
La voix de Thana était douce, mais concentrée.
Elle s’était rapprochée, posant une main légère sur le torse de Kael.
Ce qu’elle ne dit pas, c’est qu’elle ne vérifiait pas seulement son état physique.
Elle sondait plus loin.
Plus profondément.
Vers ce qu’il ne pouvait pas voir.
Vers son Anima.
Pour elle, le processus était naturel.
Leurs affinités magiques se répondaient parfaitement.
Elle avait accès à tous ses canaux.
À son réseau interne.
Et ce qu’elle y trouva… la glaça.
Une empreinte.
Légère.
Mais distincte.
Quelque chose — ou quelqu’un — avait laissé une marque sur son âme.
L’empreinte n’était pas celle de Kael.
Pas totalement.
Mais elle n’était pas non plus étrangère.
Elle portait une signature semblable,
comme si elle provenait d’une lignée cousine,
d’un sang presque identique.
Et cela, Thana ne l’avait jamais vu.
Elle fronça les sourcils.
Se plongea plus loin.
Dans le Spirit.
Là aussi… elle trouva une trace.
La même.
C’était clair maintenant.
Quelque chose — ou quelqu’un — avait pris la place de Kael,
ne serait-ce qu’un instant.
Et ce n’était pas un parasite.
Ni une possession démoniaque.
C’était un fragment.
Un héritage.
Un… écho ?
Elle resta silencieuse.
Ignorant les questions que Kael commençait à poser.
Une pensée tournait en boucle dans son esprit :
Est-ce que je dois lui dire maintenant ?
Ou attendre… et risquer qu’il le découvre seul ?
Et c’est alors que tout bascula.
Son Magia, encore actif, se fit aspirer d’un coup sec.
Pas drainé.
Siphonné.
Brutalement.
Un vortex.
Une déchirure.
Et dans sa tête, un cri déchira l’équilibre :
— Gyaahhhhh !
Ce n’était pas Kael.
Ni un souvenir.
C’était une voix.
Une voix familière.
Et là, elle comprit.
Elle l’avait réveillé.
Elle l’avait oublié.
Umbra.
Une chaleur étrange lui traversa la poitrine.
Mélange de surprise… et de nostalgie.
Un sourire discret lui échappa.
Un rictus presque tendre.
Elle venait de réentendre son cri.
Après tout ce temps.
Et pendant un court instant, elle oublia Kael.
Lui, justement,
sentit quelque chose bouger sur son épaule.
Il baissa lentement les yeux.
Son bras.
Sa peau.
Le tatouage noir — celui qu’il croyait être une simple marque de naissance —
commençait à s’étendre.
Mais pas comme avant.
Il prenait du volume.
Une masse noire, lourde, presque pâteuse,
s’extrayait lentement de lui,
déformant son épaule,
et aspirant son Magia comme une bête affamée.
— Thana…? Qu’est-ce que c’est… ?
Elle se redressa immédiatement, posant sa main sur lui.
Son aura vibrait, en alerte.
— Ne t’inquiète pas, souffla-t-elle.
Sa voix n’était ni calme ni paniquée.
Juste… consciente.
— C’est… ma faute.
Elle prit une brève inspiration.
— J’ai réveillé… Umbra.
Elle marqua une pause, ses yeux rivés sur la masse noire qui se formait.
— C’était mon familier.
Autrefois.
Elle haussa un sourcil, un brin d’ironie dans le regard.
— Et apparemment, il a décidé… de te suivre, maintenant.
Kael fronça légèrement les sourcils.
Il regardait cette silhouette instable, mouvante, presque brumeuse, qui prenait forme sans vraiment en choisir une.
— Il… me suit ?
Son ton était hésitant.
— Depuis quand ? Pourquoi il ne s’est jamais montré ?
Umbra ne répondit pas.
Il ne leva même pas la tête vers Kael.
Au lieu de ça, il glissa lentement dans la brume, contournant Kael, sans un mot, sans une vibration hostile.
Puis, il s’approcha de Thana.
Très lentement.
Comme s’il vérifiait qu’elle était bien réelle.
Thana ne bougea pas.
Quand l’ombre se pencha vers elle, un frisson remonta le long de sa nuque.
Un murmure s’infiltra dans son esprit.
— Je n’ai jamais voulu être réveillé.
— Pas par lui.
— Tu sais ce qu’il porte. Tu as vu. Toi aussi.
Le souffle d’Umbra était faible. Mais chaque mot pesait comme un pacte.
— Il me fait peur, Thana.
— Ce n’est pas humain. Ce n’est plus juste lui.
Ses yeux s’élargirent un instant.
Kael, à quelques pas, sentait bien qu’on lui cachait quelque chose.
Le ton de Thana avait changé.
Ses épaules s’étaient raides.
Et l’ombre… ne revenait pas vers lui.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? demanda Kael.
Il tenta un pas. L’ombre ne bougea pas.
— Il a un problème avec moi ?
Thana le fixa. Hésita.
Puis, doucement :
— Il ne t’en veut pas.
Il… te craint.
Kael resta figé.
— Craint ?
C’est censé être ton familier, non ?
— Il l’était, souffla Thana.
— Mais même lui… n’a jamais vu ce que j’ai vu en toi.
Kael ouvrit la bouche… puis la referma.
Il aurait voulu rire.
Ou hurler.
Mais il n’en fit rien.
Ses doigts se crispèrent lentement sur le manche de son arme, encore tâchée du sang des Dévoreurs.
— C’est quoi… ce que tu as vu ?
Thana détourna les yeux.
— Je ne suis pas encore sûre, murmura-t-elle.
C’est flou.
Mais ce n’est pas que moi.
Même Umbra… ne comprend pas tout ce qu’il ressent.
Kael fronça les sourcils, perdu.
— Alors quoi ? Je suis censé faire quoi avec ça ?
Porter ce… truc dans mon dos ?
Un familier qui refuse de m’approcher ?
Un silence.
Long.
Épais.
Umbra ne disait toujours rien.
Mais il n’avait pas disparu.
Il s’était simplement reculé, flottant dans l’air à quelques pas de là, comme un chien de garde qui ne savait plus à qui appartenait la maison.
Thana s’approcha de Kael, posa une main sur son bras.
— Écoute.
Je sais que c’est beaucoup.
Mais il faut que tu comprennes une chose.
Kael tourna lentement les yeux vers elle.
— Ce n’est pas contre toi.
C’est ce qu’il y a en toi.
Quelque chose que ni lui, ni moi… ne contrôlons.
Kael baissa la tête.
Sa voix était basse. Étouffée.
— Et moi ?
Moi non plus, je ne le contrôle pas.
Il ferma les yeux.
— Je suis censé faire quoi, Thana… si même ton propre familier préfère fuir plutôt que me parler ?
Elle voulut répondre. Mais rien ne vint.
Alors elle s’approcha, plus près.
Son front toucha presque le sien.
— Tu fais ce que tu fais toujours, Kael.
Tu respires.
Tu continues.
Et tu fais mentir la peur.
Une pulsation passa entre eux.
Et pour la première fois, l’ombre sembla s’incliner.
Presque imperceptiblement.
Comme si elle… hésitait à changer d’avis.
Un silence.
Puis un souffle.
Faible. Mais bien là.
Umbra s'était légèrement redressé.
Il ne reculait plus.
Il observait Kael, longuement.
Quelque chose venait de changer.
Thana le sentit avant même que l'ombre ne bouge.
Comme si une tension s’était relâchée.
Ou comme si une vérité venait de tomber.
L’ombre s’approcha.
Pas d’un mouvement sec.
Mais d’un glissement lent, mesuré.
Presque… respectueux.
Puis, contre toute attente, il s’immobilisa devant Kael.
Le fixa.
Pas dans les yeux.
Mais dans ce qu’il était.
Et sans prévenir, Thana entendit à nouveau sa voix — cette fois plus posée.
— Ce n’était pas lui…
— Celui d’avant. L’autre.
— Celui qui hurlait sans bouche. Il est parti.
— Ce qu’il reste… c’est Kael.
Un instant.
Puis un soupir mental, presque gêné.
— Je me suis trompé.
Thana cligna des yeux.
Kael, lui, n’entendait rien.
Il ne comprenait que ce qu’il voyait.
Et ce qu’il vit…
C’était l’ombre qui se tournait doucement.
Puis, très naturellement, commença à absorber l’air autour de lui.
Mais pas seulement l’air.
Les douze essences spirituelles, encore en suspension, tournoyaient lentement dans les restes de la brume.
Kael ouvrit les yeux, brusquement.
— Non, attends — pas ça !
Trop tard.
L’ombre ouvrit une bouche qui n’existait pas, et dans un tourbillon silencieux, engloutit la première.
Puis la deuxième.
Puis toutes les autres.
En quelques secondes.
— Stop ! T’es sérieux là ?!
Kael tendit la main comme pour l’arrêter…
Mais l’ombre avait déjà tout avalé.
Un petit claquement, presque satisfait, résonna dans l’espace.
Kael grimaça.
Il allait exploser.
— Tu viens de bouffer les douze essences de rang F…
— Tu viens littéralement de me RUINER un étage entier de farm !
Il serra les poings, frustré.
Mais alors qu’il allait s’élancer vers Umbra, il sentit quelque chose.
Un frisson, lent, profond.
Pas une montée de puissance.
Pas un renforcement immédiat.
Quelque chose… en gestation.
Il posa une main sur son torse.
— Attends… c’est pas…
— Pourquoi je sens rien ?
— Pourquoi je monte pas direct…?
Thana s’approcha, calme.
— Parce que t’as pas reçu.
Elle désigna Umbra du menton.
— Tu crois qu’il va te livrer les fruits sans digestion préalable ?
Kael leva les yeux, perplexe.
— C’est… lent ?
— C’est vivant, Kael.
— Umbra n’est pas un messager. C’est un relais.
— Il ingère. Il trie. Il filtre.
— Et seulement après… il transmet.
Kael gronda à demi.
— Et ça prend combien de temps ?
Thana haussa les épaules.
— Aucune idée.
— Mais…
Elle regarda plus loin, vers la brume qui se reformait lentement.
— Je doute que tu aies le temps de te poser.
Un grognement.
Sourd.
Loin.
Mais qui se rapprochait.
Kael se tourna.
Et ce qu’il vit…
Deux silhouettes, massives, de rang E.
Et derrière elles, une forme encore plus vaste, drapée d’une brume plus noire, plus dense.
Le vrai prédateur arrivait.