Ils avançaient lentement.
En ligne.
Fusils levés.
L’air semblait geler à mesure qu’ils approchaient de la Tour.
La silhouette noire, immobile,
restait suspendue à cinquante mètres du sol.
Mains croisées dans le dos.
Tête baissée.
Insondable.
— Rien à signaler…
pas d’interférence thermique,
pas de variation d’onde,
chuchota un des soldats.
— On reste sur le protocole d’observation.
Aucun tir sans ordre clair.
Puis…
l’impensable.
Un claquement.
Sourd.
Presque étouffé.
Un tir partit.
Par accident.
L’arme avait glissé.
La sueur,
la panique,
l’angle…
le doigt avait flanché.
Le projectile n’atteignit jamais sa cible.
Il fut absorbé par l’air lui-même.
Alors,
la silhouette leva lentement la main.
D’un simple geste…
elle fit léviter le fautif.
Le soldat se débattit,
bras et jambes agités,
dans un silence anormal.
Puis il implosa.
Un souffle noir.
Une compression interne.
Pas de sang.
Pas de cris.
Juste…
l’annulation.
Un temps suspendu.
Puis l’enfer.
Les autres soldats hurlèrent.
Tirèrent.
Déchaînèrent leurs armes comme des possédés.
Tous…
furent effacés.
Sans violence.
Comme des erreurs de calcul.
Il ne resta plus rien.
Pas même leurs ombres.
Sauf un homme.
Prostré.
Hébété.
Le casque encore en place.
Un technicien des communications.
Il n’avait pas levé son arme.
Il n’avait pas bougé.
Et à cet instant,
il comprit.
L’entité…
n’avait frappé que ceux qui avaient tenté d’interférer.
— Base Echo-3 ?
Vous me recevez ?
Répondez immédiatement.
Un silence.
— Base Echo-3, ici le Quartier Général Global.
Vous deviez simplement observer.
Quelle est votre situation ?
Les voix s’enchaînaient.
Nerveuses.
Le technicien en charge des communications
fixait son écran, blême.
Les signaux des treize soldats...
s’étaient éteints.
Un à un.
En moins de six secondes.
— Coupure complète sur la ligne Echo-3,
confirma un analyste.
— Pas de trace thermique.
Aucune onde de choc détectée.
Aucun résidu.
Dans la salle,
le général se redressa lentement.
Il savait ce que cela voulait dire.
Pas une attaque.
Pas une riposte.
Une… sentence.
— Une anomalie d’effacement,
souffla un ingénieur.
— Vous voulez dire… ?
— Ils ne sont pas morts.
— …
— Ils ont été supprimés.
Un écran secondaire clignota.
Une seule balise restait active.
Un technicien, vivant, affolé,
la voix tremblante :
— Il…
il n’a touché que ceux qui ont tiré.
Seulement eux.
— Comment ça, “touché” ?
— Il les a…
il les a effacés.
Un long silence tomba dans la pièce.
Puis, lentement,
les caméras situées autour des autres Tours
se mirent à grésiller.
Un signal arrivait.
Ce n’était pas une image.
Ni un son.
C’était… une vibration.
L’entité allait parler.
Un son se fit entendre.
Non…
un son n’est pas le bon mot.
C’était un appel,
sans timbre ni fréquence,
une vibration qui ne résonnait pas dans l’air…
…mais dans l’âme.
Les premiers à l’entendre
tombèrent à genoux.
Certains s’écroulèrent,
convulsant,
les mains plaquées contre leurs tempes.
D'autres, plus sensibles encore,
saignèrent des oreilles,
ou vomirent du sang noir.
Dans la salle de réunion,
une femme en uniforme hurla.
Mais son cri ne sortit jamais.
Ses cordes vocales venaient de se rompre…
sans qu’elle ait ouvert la bouche.
Un jeune diplomate tenta de fuir la pièce —
ses yeux devinrent vides
avant même qu’il atteigne la porte.
Son esprit…
avait été fracturé.
Au sol,
les plus éveillés tremblaient.
Leurs corps réagissaient.
Mais ce n’était pas une peur humaine.
C’était une réaction instinctive,
viscérale,
à quelque chose qui n’avait rien à faire dans cette réalité.
Dans toutes les langues connues,
aucun mot ne pouvait traduire
ce que le Guide venait d’énoncer.
Et pourtant…
Ce n’était pas une menace.
Ce n’était pas une attaque.
C’était une simple phrase.
Mais elle portait en elle le poids d’un
Concept Absolu.
Une notion
que l’âme humaine ne pouvait contenir.
Dans les airs,
les dix-sept silhouettes restaient immobiles.
Seules leurs lèvres bougeaient…
lentement…
parfaitement synchronisées.
Leurs paroles, infusées de Magia,
étaient intraduisibles,
mais leur répercussion était universelle.
Puis, après dix-huit secondes —
le silence revint.
D’un seul coup.
Absolu.
La silhouette, toujours suspendue à mi-hauteur de la tour,
arrêta de parler.
Elle soupira.
Un long soupir…
sans agacement.
Sans colère.
Juste…
une froide déception.
Son regard balaya le monde,
les dix-sept points d’observation.
Et, sans mot,
sans geste apparent,
l’onde s’arrêta.
Ceux qui avaient survécu à l’exposition directe
tombèrent, inconscients.
Les autres…
commençaient seulement à ressentir les effets secondaires.
La voix du Guide allait changer.
Non pour eux.
Mais pour que le reste survive.
Il essaya ensuite une autre langue.
Pas la leur.
Mais une langue-pont,
conçue pour les échanges inter-espèces —
celle qu’on utilisait dans les hautes sphères,
sur les planètes connectées,
dans les civilisations à trois cycles d’avance.
Une langue stable,
précise,
universelle dans l’univers…
sauf ici.
Pas un seul froncement de sourcil.
Pas un tressaillement de compréhension.
Rien.
Des regards vides.
Des murmures inutiles.
Une poignée de traducteurs automatiques
se mirent à crépiter dans le vide,
incapables d’interpréter ne serait-ce qu’un phonème.
Le Guide, suspendu dans les airs,
sembla… soupirer.
Lentement.
Comme un professeur las
face à une classe de cailloux.
Ses épaules s’abaissèrent.
Sa tête tourna à peine.
Et dans cette infime inclinaison,
on lut ce que les mots n’avaient pas encore dit :
du dégoût.
Le Guide cessa de parler.
Il ne soupira pas cette fois.
Il observa.
Ses yeux invisibles
semblèrent sonder la foule…
puis s’arrêter.
Sur un vieil homme.
Assis au second rang,
dos droit,
costume trop grand,
regard clair malgré l’âge.
Il ne tremblait pas.
Il n’écoutait pas —
il comprenait.
Comme s’il reconnaissait…
un souffle ancien.
Le Guide inclina à peine la tête.
Une onde discrète parcourut l’air,
presque imperceptible,
mais l’homme frissonna.
Et alors, il parla à nouveau.
Une langue morte.
Une langue poussière.
Mais une langue racine.
Le latin.
Quelques mots, choisis avec soin.
Un effort visible,
presque humiliant.
Comme un souverain contraint de balbutier
dans la langue d’un peuple oublié.
— Ecce veritas systematis. Ordo, selectio, ascensus.
Une fraction de la salle eut un soubresaut.
Des yeux s’écarquillèrent.
Des érudits.
Des moines.
Des linguistes.
Mais…
à peine une vingtaine sur des milliers.
Le Guide se figea.
Lentement, une colère froide remplaça l’ombre d’espoir.
Il venait de rabaisser son dialecte,
d’abaisser sa pensée
jusqu’à l’os culturel d’une planète arriérée —
et moins de 1% avaient réagi.
Un murmure glacial s’éleva autour de lui.
Il n’était pas venu pour dialoguer.
Il était venu pour annoncer le début de la fin.
Il ne parla plus.
Il n’en avait plus besoin.
D’un simple clignement d’yeux —
ou peut-être était-ce un battement du monde —
les mots commencèrent à s’imprimer dans les esprits.
Directement.
Sans voix.
Sans son.
Une phrase.
Puis deux.
Puis un flot.
Chacun l’entendit
dans sa propre langue maternelle,
avec une précision glaçante.
Pas une traduction.
Une imposition.
Cela forçait le cerveau à comprendre.
Même les illettrés.
Même les comateux.
Même les morts-vivants du progrès.
« Pitoyables embryons de conscience.
Vous pensez être le centre.
Vous n’êtes même pas un contour. »
Des hommes tombèrent à genoux,
pris de nausées.
D’autres pleurèrent sans comprendre pourquoi.
La douleur n’était pas physique.
Elle était… ontologique.
« Vous n’êtes pas observés.
Vous êtes tolérés.
Et pour la majorité d’entre vous —
à peine. »
Le Guide déversait son discours
comme on vide un sac d’ordures.
Mais dans cette puanteur absolue,
certains sentirent une différence.
Quelques-uns…
reçurent un silence.
Pas d’insulte.
Pas de dédain.
Juste une pause.
Leurs cœurs ralentirent.
Comme si quelqu’un, quelque part,
venait de noter leur nom.
— Ce que vous nommez “Tour”… est une manifestation.
Une expression fractale.
Une ramification de ce que vos mots ne peuvent définir.
Mais pour que vos esprits
ne s'effondrent pas dès les premiers échanges,
je conserverai votre terminologie.
Appelez-la “Tour”,
si cela vous apaise.
— Je suis l’entité assignée.
Ni un sauveur.
Ni un dieu.
Ni un juge.
Je suis le Guide.
Systémiquement lié à votre monde,
et à votre espèce.
— Certains d’entre vous
ont déjà été sélectionnés.
Non pour leur force.
Ni pour leur volonté.
Mais parce que les critères l'ont exigé.
Une première intégration a été amorcée.
Et si le besoin systémique le justifie,
d'autres suivront.
— L’Axe est un filtre cosmique.
Une voie.
Une ascension.
Ceux qui résisteront à ses Épreuves
recevront ce que vous appelez pouvoir.
Mais il ne s’agira que d’une permission.
Un droit temporaire,
réversible,
conditionnel.
Car l’Axe n’accorde rien.
Il prête.
Et reprend.
— Votre espèce a été libérée de ses chaînes.
Les anciennes barrières ont été brisées.
Celles de l’éveil.
Celles du verrou dimensionnel.
Celles de votre ignorance cosmique.
Mais vous n’en avez pas encore pris conscience.
Certains comprendront.
Beaucoup mourront.
Et parmi les survivants...
Peu seront dignes.
— J’ai scruté vos existences.
Observé vos structures.
Pesé vos pensées.
Rien de ce que vous êtes…
ne mérite l’attention.
— Vous ne créez pas.
Vous reproduisez.
Vous ne comprenez pas.
Vous consommez.
— Votre bruit mental est un parasite
dans le tissu des plans.
Vos ambitions,
des excréments d’ego
jetés sur des ruines.
Et vos civilisations ?
Des échafaudages branlants,
montés sur des mensonges…
par des enfants qui jouent à être dieux.
— J’ai vu des formes de vie
ramper dans les abysses primordiaux,
dont la conscience surpassait la vôtre
d’un milliard d’années.
Et jamais je ne les ai jugées aussi…
pitoyables.
— Même les insectes fractals
des lunes mortes
chantent avec plus d’ordre,
plus de grâce,
plus de beauté…
que vos civilisations
qui bêlent à la survie.
— Vous n’êtes pas une race.
Vous êtes une erreur de propagation.
Une dégénérescence systémique
née d’un trou
dans la matrice des lois.
Un phénomène...
toléré,
parce que l’Axe ne juge pas.
Mais moi ?
Moi, je vois.
— Il aurait mieux valu que vous restiez
enfermés dans votre sommeil.
Que la cage reste scellée.
Car maintenant que vous avez entrevu l’Infini…
l’Infini vous verra auss—
Il s’interrompit.
Ses paupières se plissèrent à peine.
Un battement.
Son regard venait de croiser quelque chose.
Quelqu’un.
— N-non…
C’est imp—…
Im… p-p-p…
Sa voix se brisa.
Son souffle se coupa.
Il recula d’un demi-pas,
en lévitation.
Un silence s’abattit
comme une chape
sur l’ensemble du globe.
Ses pupilles,
d’un noir absolu,
tremblèrent.
— …vous.
Un seul mot.
Étouffé.
Chargé de terreur pure.
Et dans la brume flottante,
à une centaine de mètres de la Tour,
deux silhouettes restaient immobiles.
Kael.
Le torse partiellement nu,
marqué de Magia,
les yeux mi-clos.
Et Thana.
Calme.
Droite.
Un sourire froid accroché aux lèvres.
Les bras croisés,
comme si elle attendait ce moment
depuis des siècles.
Le Guide les fixait.
Et pour la première fois depuis le début de son apparition…
il transpirait.
Le Guide détourna lentement les yeux.
Son regard avait croisé
quelque chose qu’il ne devait pas voir.
Ou plutôt…
quelqu’un qu’il avait juré de ne plus jamais évoquer.
Un silence glacial
s’installa dans l’air.
Plus pesant que mille menaces.
Plus vrai que n’importe quelle déclaration.
Il reprit.
La voix plus basse.
Moins stable.
— Je…
je rappelle que ceci…
n’est pas une déclaration d’hostilité.
Ce message n’a pas pour but…
de déclencher une confrontation.
Un tremblement discret
parcourut sa main.
— Certains…
êtres…
— certaines présences ici…
ne doivent en aucun cas
être incluses dans ce protocole.
Il n’osa pas les regarder à nouveau.
Il n’osa même pas penser leurs noms.
Il se contenta d’ajouter,
le regard fuyant :
— Une clause d’exclusion a été établie.
— Par respect.
— Par nécessité.
Un mot manqua.
Il voulut continuer,
mais sa gorge se noua.
Sa voix se brisa.
— …et je…
Il bégaya.
— Je conclus.
— Le système poursuivra son processus.
Une brèche noire s’ouvrit derrière lui.
Il recula d’un pas.
Puis d’un second.
Sans jamais tourner le dos
à la source de sa terreur.
Et juste avant de disparaître :
— …Merci de ne pas m’avoir… supprimé.
Puis il disparut.
Fuyant.
Une douleur fulgurante
transperça son crâne.
Une voix sèche,
mécanique.
Étrangère au Guide.
— Candidat identifié.
— Épreuve réussie.
— Séquence de validation en cours...
Un silence.
Puis :
— Validation terminée.
— [Conquérant – Kael Valtheris]
— [Race : Humaine – Univers ΣΩ-51943 – Terra]
— [Potentiel : Incalculable]
Puis…
plus rien.
Mais subitement :
— [Anomalie détectée]
— [Lien direct établi avec Axe ΣΩ]
— [Permission : Accordée]
— [Instance : Thanatos… observée]
La voix se tut.
Le Guide, lui,
ne bougea plus.
Puis disparut
à travers la faille.
