Les regards se tournèrent vers lui.
Certains curieux.
D’autres… agacés.
— Une anomalie ne s’ancre pas dans la roche,
rétorqua sèchement une physicienne en blouse grise.
Ce que nous avons devant nous n’a rien d’un mythe.
C’est un événement topologique brut.
Elle activa un petit terminal.
Des relevés holographiques flottèrent au-dessus de la table.
— Ce que vous appelez miracle est une déformation stable de l’espace-temps.
Mais… cela ne colle à aucun modèle connu.
Pas même les modèles non-euclidiens.
— Vous ne comprenez pas,
reprit le mystique, la voix tremblante.
Ce n’est pas un monument.
Ce n’est pas un message.
C’est un test.
Il se leva lentement,
regardant les visages figés autour de lui.
— Nous n’avons pas bâti cette Tour, non…
mais elle est là pour juger si nous l’aurions fait.
Et si nous l’approchons comme la première…
alors nous souffrirons comme les premiers.
— Qu’est-ce que vous insinuez ?
demanda un diplomate.
— Détruisez-la !
supplia-t-il.
Avant qu’il ne soit trop tard.
Avant que Dieu ne nous disperse à nouveau.
Un silence brutal tomba.
Même les hologrammes semblaient s’être figés.
— Donc si je comprends bien,
reprit la physicienne en fronçant les sourcils,
vous comparez une anomalie gravitationnelle
de plusieurs centaines de mètres de haut…
à un mythe religieux vieux de quatre mille ans ?
Elle soupira.
— Pardonnez-moi,
mais ce genre de rhétorique n’aide personne ici.
Nous avons besoin de faits.
De données.
Pas de paraboles.
Le mystique ne répondit pas immédiatement.
Ce fut un cosmologue, plus âgé,
qui se redressa légèrement,
les mains croisées devant lui.
— Fait intéressant,
dit-il doucement.
Vous rejetez l’idée d’une Tour de Babel…
mais vous êtes incapable d’expliquer celle-ci.
Ni son origine,
ni sa matière,
ni son comportement.
Il se tourna vers elle,
sans arrogance.
— Ce qui, vous en conviendrez,
est un comble pour une représentante de la rationalité.
Un léger raclement de gorge attira l’attention.
— Si je peux me permettre…
Un homme plus âgé se pencha légèrement en avant.
Veste en tweed.
Lunettes épaisses.
Un ton posé.
— Je ne suis ni théologien, ni physicien.
Mais en tant qu’historien,
je peux au moins rappeler quelques faits documentés.
Il tapota brièvement sur sa tablette.
Des images anciennes apparurent :
gravures mésopotamiennes,
fresques égyptiennes,
manuscrits médiévaux.
— La figure de la Tour…
revient dans presque toutes les grandes civilisations.
Elle change de forme,
de nom,
de rôle.
Mais son essence est toujours la même :
une structure venue du ciel,
ou dressée pour l’atteindre.
Il marqua une pause.
— Et dans plus d’un tiers de ces récits…
la tentative s’achève en catastrophe.
— Pour ceux qui viennent d’arriver,
ou pour centraliser les observations disponibles,
voici ce que nous savons.
Les structures — surnommées “Tours” — partagent toutes une morphologie parfaitement identique :
Forme :
Un monolithe noir, à base carrée,
dont la hauteur exacte est impossible à mesurer —
les relevés optiques divergent systématiquement. Surface :
Parfaitement lisse à première vue, mais non réfléchissante.
Aucune inscription visible.
Toutefois, des sillons discrets sont creusés à la surface —
des lignes droites, discontinues,
courant parfois à travers toute la hauteur du monolithe,
sans motif apparent.
Matériau :
Inconnu.
Aucun outil, laser ou échantillonneur
n’a pu en extraire un fragment —
pour la simple raison que rien ne fonctionne
dans un périmètre de 150 mètres autour d’elle.
Toute technologie,
quelle qu’elle soit,
cesse d’émettre ou d’interagir dès qu’elle franchit cette limite.
Le monolithe ne réagit à aucune température,
pression,
onde gravitationnelle,
ou champ magnétique connu.
Couleur :
Noir absolu.
Aucune absorption thermique.
Aucune émission spectrale.
La lumière elle-même semble s’éteindre à son contact,
comme si elle refusait d’en révéler la surface.
Pour tout vous dire,
ce qu’avait glissé l’un des analystes :
Ce n’est pas qu’elle est noire…
C’est qu’elle efface tout ce qui la touche.
Résonance :
Aucune fréquence électromagnétique classique ne semble émise. Brume :
Chaque Tour est entourée d’un champ dense, instable,
d’apparence gazeuse
mais non composée de particules connues.
Cette brume ralentit le temps local,
perturbe les champs gravitationnels,
et désactive les technologies
dans un rayon variable.
— À ce jour,
conclut le général,
douze Tours ont été localisées,
réparties sur les cinq continents.
Il marqua une pause.
Une main se leva lentement du côté des scientifiques.
Une femme.
Visage fermé.
Lunettes à la main.
Elle ne regardait pas le général.
— Douze connues,
précisa-t-elle.
Le silence retomba.
Plus dense encore.
— Nous avons détecté cinq autres signatures.
Tous les regards se tournèrent vers elle.
Un technicien à ses côtés projeta une carte du globe,
marquée de cinq points rouges.
— Ces Tours ne sont pas visibles à l’œil nu,
ni accessibles par des moyens conventionnels.
Mais elles émettent toutes
la même fréquence de résonance gravito-fractale,
identifiée récemment
dans nos laboratoires transcontinentaux.
Elle inspira lentement,
puis égrena :
— La première est située au centre exact du Triangle des Bermudes.
— Vous parlez d’une Tour immergée ?
coupa le général.
— Non, général.
La Tour semble flotter à la surface.
Immobile.
Sans dériver.
Elle reprit :
— La deuxième…
dans le cratère du Mont Erebus, en Antarctique.
Volcan actif.
Feu permanent.
Aucun effet sur la structure.
— La troisième est enfouie dans la fosse des Mariannes,
à plus de 10 900 mètres de profondeur.
— La quatrième…
sous le sable du Sahara,
à une profondeur anormale,
dans une zone sans activité tectonique.
— Et la dernière…
dans le cratère de Darvaza, au Turkménistan.
— La Porte de l’Enfer,
murmura une voix.
Elle hocha simplement la tête.
— Ce sont les cinq dernières.
Ce qui nous donne… dix-sept.
— Je maintiens qu’il faut frapper maintenant,
insista un représentant militaire d’Asie centrale.
Montrer que nous ne sommes pas faibles.
Tester leur réaction.
— Tester une réaction ?
répéta le général,
un rictus au coin des lèvres.
— Très bien.
Commençons.
Il se leva lentement.
Mains croisées dans le dos.
— On envoie qui
sous 11 kilomètres d’eau,
là où la pression dépasse les mille bars,
avec quoi ?
Des torpilles télécommandées ?
Des explosifs à retardement ?
Il marqua une pause.
— Et dans un volcan actif ?
Vous proposez de bombarder un lac de lave en fusion,
juste pour “voir” ?
Son ton resta calme,
mais acéré.
— Et pendant qu’on y est,
peut-être qu’on devrait raser le Sahara,
ou vider le Triangle des Bermudes à la cuillère ?
Il se rassit, lentement.
— Assez de vos idioties.
Il est temps de prendre une décision lucide.
Un léger grésillement coupa le silence.
Un conseiller en sécurité,
resté discret jusqu’ici,
s’avança légèrement dans la lumière projetée par les écrans.
— Nous avons préparé une proposition d’action immédiate.
Il projeta une série de cartes,
chacune marquant une zone circulaire rouge autour d’une Tour.
— Mise en place d’un périmètre de confinement
d’un kilomètre autour de chaque structure.
Isolation totale.
Construction de bases militaires autonomes,
avec centres de surveillance,
infrastructures logistiques,
et accès restreint.
Il s’interrompit,
puis ajouta d’un ton neutre :
— Le but n’est pas l’affrontement.
Le but est d’observer.
De documenter.
De rester prêts…
si cela venait à changer.
Il se tourna vers la salle.
— Nous ne comprenons pas ces choses.
Mais nous savons bâtir des murs.
Alors bâtissons.
Et attendons.
Alors que le conseiller repliait son terminal
et que le général s’apprêtait à clore la séance,
un son strident fendit le silence.
Un téléphone.
Puis un autre.
Puis tous.
Portables.
Fixes.
Satellites.
Talkies.
Interphones —
Même les appareils hors ligne
se mirent à sonner en simultané,
sur toutes les fréquences.
Dans la salle,
les voix s’éteignirent.
Un conseiller recula de sa chaise.
Un autre tenta d’éteindre son appareil…
en vain.
Et ce fut alors
que les alertes de terrain commencèrent à tomber.
— Interception directe depuis la base Delta.
— Même chose à Tokyo.
— Mise à jour instantanée de tous les canaux…
— Qu’est-ce qu’ils voient ?!
Une voix trancha net :
— Une silhouette.
— Quoi ? Où ?
— Partout.
Un technicien pivota lentement son écran.
Les vidéos affluaient en mosaïque :
Dix-sept flux.
Dix-sept Tours.
Dix-sept silhouettes identiques.
Immobiles.
En lévitation,
à cinquante mètres du sol.
Mains croisées dans le dos.
Vêtement noir.
Visage invisible sous l’ombre de la lumière.
— C’est la même personne…
murmura quelqu’un.
— La même.
Nulle variation.
Aucune parole.
Aucun mouvement.
Il… attendait.
La silhouette ne bougeait pas.
Pas un geste.
Pas un souffle.
Partout dans le monde,
à cinquante mètres du sol,
devant chaque Tour,
elle restait là.
Costume noir.
Mains croisées dans le dos.
Comme si elle attendait qu’on s’organise.
Ou… qu’on cède.
Et dans la salle,
sans un mot,
sans qu’aucun nom ne soit prononcé,
ils furent deux militaires à penser exactement la même chose —
Deux survivants.
Deux marqués.
Revenant d’une même épreuve terrifiante.
« Oh non… c’est lui. »
