Kael était en Enfer.
Du moins, c’est l’impression que lui donnait son environnement.
L’air était lourd, presque irrespirable.
Une chaleur suffocante lui comprimait la poitrine.
Puis… une douleur fulgurante.
Une dague venait de le transpercer. Dans le dos.
Il voulut crier, se retourner —
mais tout se figea.
— Ka… Kael…
KAEL !
RÉVEILLE-TOI !
Ses yeux s’ouvrirent en sursaut.
Face à lui, Thana.
Son regard mêlait une joie fébrile à une angoisse mal contenue.
Elle le serra contre elle. Fort.
Trop fort, peut-être.
Et pourtant,
il ne sentit ni gêne ni résistance.
Juste… un apaisement inattendu.
— Tu penses avoir encore besoin de repos, Kael ?
— Non, ça ira.
Si je force pas trop, je devrais tenir.
Depuis la dimension noire...
j’ai l’impression de mieux récupérer qu’avant.
— Ce n’est pas qu’une impression, idiot.
Ton corps a subi une restructuration complète.
Os, veines...
tout a été réajusté.
La circulation de ton sang est bien plus efficace.
— T’en sais de plus en plus, j’ai l’impression.
Surtout ces derniers temps.
— Évidemment.
Faut bien que quelqu’un apprenne pour te garder en un seul morceau.
J’imagine même pas le désastre que tu serais sans moi.
— Tu veux bien me dire ce qui s’est passé là-dedans ?
demanda Thana en s’asseyant près de lui, les yeux mi-clos, attentive.
Kael resta silencieux un instant.
Son regard était tourné vers un point invisible.
— Je… je ne sais pas l’expliquer clairement.
Ce n’était pas un combat. Pas un test physique.
C’était… comme si tout avait été figé.
Moi, le monde, le temps.
Thana fronça les sourcils,
mais ne le coupa pas.
— Il n’y avait rien.
Et pourtant, j’étais vu. Observé.
J’ai ressenti une présence…
vaste. Implacable.
Elle ne parlait pas.
Mais elle… pesait.
Comme si elle pouvait t’écraser d’un simple regard,
sans haine,
sans émotion.
Juste par sa nature.
Il inspira lentement.
— Et à un moment, j’ai compris.
Ce n’était pas une entité comme les autres.
C’était… quelque chose de lié à la destinée. À l’ordre des choses.
Thana ferma les yeux.
Son expression devint grave.
— Tu as été confronté à une Rémanente Primordiale.
Ce sont des entités antiques.
Des fragments affaiblis, mais toujours conscients,
issus de l’Axe Cosmique.
Ce sont eux qui ont forgé certaines lois de l’univers,
bien avant que la Tour ne soit dressée.
Ils n’apparaissent que lorsqu’un événement risque d’altérer
l’équilibre fondamental.
Et s’ils se manifestent…
c’est rarement par curiosité.
Kael releva la tête, surpris.
— Tu connais ?
— Je n’en ai jamais rencontré.
Mais je sais ce qu’elles sont depuis peu.
— Pourquoi moi ?
— Parce que tu as brisé quelque chose.
Ou parce que tu es en train de devenir quelque chose
que le Destin ne peut pas ignorer.
Ces entités n’interviennent que lorsqu’un écart majeur se produit.
Soit pour l’avertir…
soit pour le juger.
Kael resta silencieux.
Le regard un peu perdu.
— Elle a essayé de me parler, je crois.
Mais… c’était comme un rêve fracturé.
Tout s’est brouillé,
puis tout est redevenu noir.
Thana posa doucement une main sur son épaule.
— Si elle a voulu t’atteindre,
c’est que tu es déjà au cœur d’un mouvement plus grand que toi.
Et crois-moi :
les Rémanents Primordiaux ne laissent jamais les choses au hasard.
Elle marqua une pause.
Puis ajouta, plus doucement :
— Tu n’es pas encore prêt à tout comprendre.
Mais… tu as franchi un seuil.
Rien ne sera plus comme avant.
Thana s’était tue.
Pas par gêne,
mais comme si le poids des mots suffisait à combler l’espace.
Kael, lui, observait le plafond —
ou peut-être rien du tout.
L’image de cette entité restait imprimée sur sa rétine.
Mais une autre pensée l’effleura.
Une présence.
Il redressa légèrement la tête.
La voix plus fragile.
— Et Lyana ?
Thana détourna brièvement les yeux,
comme pour mesurer le poids de sa réponse.
— Elle est stable.
Elle marqua une courte pause,
avant d’ajouter :
— Je l’ai placée dans une stase profonde.
Son corps n’est plus en danger,
et son esprit est…
protégé, pour l’instant.
Kael serra les dents.
Il connaissait cette façon qu’avait Thana de choisir ses mots
avec une précision chirurgicale.
Ce qu’elle disait était rassurant.
Mais ce qu’elle ne disait pas…
l’était beaucoup moins.
— Elle va se réveiller, pas vrai ?
Thana resta silencieuse
quelques secondes de trop.
— Je fais tout pour, Kael.
Mais ce genre de processus...
ça ne dépend pas que de moi.
Elle est entre plusieurs flux.
Et parfois,
pour revenir,
il faut choisir de ne pas se perdre.
Elle baissa légèrement les yeux.
— Et pour ça,
je pense que ce sera à elle de décider.
Le silence était revenu.
Moins lourd,
mais pas apaisant.
Kael respirait lentement,
le regard fixé sur un point invisible.
Thana, elle, semblait chercher ses mots.
— Il y a peut-être… quelque chose.
Il tourna légèrement la tête vers elle, intrigué.
— Une possibilité,
souffla-t-elle.
Minuscule.
Et lointaine.
Kael fronça les sourcils.
— Parle.
Elle hésita encore,
puis lâcha à mi-voix :
— On parle… d’un Élixir.
De Restauration.
Un silence.
Kael ne dit rien tout de suite.
Il l’observa.
Scruta ses traits.
— Où ?
— Pas ici.
Pas avant longtemps.
Il serait…
au dixième étage.
Elle n’osa pas croiser son regard.
— Et tu en es sûre ?
Thana ne répondit pas.
Il attendit.
Une seconde.
Deux.
Trois.
— Thana.
Qui t’a dit ça ?
Elle serra doucement les lèvres.
Le regard fuyant.
— Ce n’est pas important.
— Thana.
Elle soupira.
Lentement.
Profondément.
— Je l’ai entendu…
du guide lui-même.
Kael ne réagit pas tout de suite.
Un court silence s’installa.
Pas d’hostilité.
Juste… un choc contenu.
— Et comment t’as pu obtenir une info pareille de lui ?
Tu as dû payer un prix… non ?
— Disons qu’il a eu… un moment de courtoisie inhabituelle.
Peut-être une forme d’excuse, à sa manière.
— Ça me suffit.
Rien que le fait d’avoir une piste…
ça me soulage déjà.
— Merci… vraiment.
J’avais besoin d’entendre ça.
— Mmh...
Son regard s’échappa sur le côté,
et quelque chose — presque imperceptible —
vint colorer ses joues.
Pas de mots.
Juste un battement.
Et ce silence qui en disait un peu trop.
Thana ne répondit plus.
Elle détourna simplement les yeux.
Kael esquissa un faible sourire,
presque fatigué.
— T’as pas besoin de dire plus.
Merci… vraiment.
Elle hocha à peine la tête,
l’air ailleurs.
Un léger bourdonnement,
discret mais constant,
vibra au fond de l’air.
Thana releva doucement le regard.
— Prépare-toi.
— Pour quoi ?
Elle hésita un instant,
comme si elle sentait déjà le frisson venir.
— Il va parler.
Bientôt.
Kael fronça les sourcils.
— Le Guide ?
Thana se contenta d’un signe de tête.
— Cette fois,
ce ne sera plus un murmure dans l’ombre.
Ce sera une annonce.
Une vraie.
Kael se massa la tempe, encore secoué.
La discussion sur l’Élixir avait calmé un poids en lui,
mais pas le vide.
— Tu devrais te reposer un peu,
dit Thana.
T’as déjà dépassé ce que beaucoup n’auraient pas supporté.
— Pas tout de suite…
Juste encore un peu.
Il rouvrit les yeux.
Elle le regardait —
puis elle se figea.
Son expression changea.
Pas de peur,
mais une alerte immédiate.
— Ne bouge plus.
Kael haussa un sourcil.
— Quoi ?
Qu’est-ce que j’ai ?
— Ton œil.
Le gauche.
Il vient de s’activer.
Il cligna des yeux, instinctivement,
mais elle le fixait avec insistance.
— Noir absolu…
avec une fractale irisée en son centre.
Elle inspira.
— C’est l’Œil de Nyx.
— C’est censé me dire quelque chose ?
— Ce n’est pas n’importe quel skill.
C’est un fragment d’autorité, Kael.
Un pouvoir réservé à ceux qui ont été reconnus
par l’Obscurité Primordiale elle-même.
Il ne répondit pas.
Une douleur sourde remontait déjà
de son orbite vers sa nuque.
— Tu le ressens, n’est-ce pas ?
La ponction.
Il hocha lentement la tête.
— C’est comme…
si mon sang brûlait vers l’arrière du crâne.
— Normal.
Tu l’as activé sans filtre,
sans adaptation.
Elle se leva, passa derrière lui.
— Je peux recalibrer la sortie.
Pas désactiver l’œil,
mais redistribuer la charge.
Tu auras moins mal.
Mais…
— Mais quoi ?
— Tu ressentiras plus lentement les flux que tu captes.
— J’en demande pas plus.
Fais-le.
Elle posa les doigts sur ses tempes,
ferma les yeux.
Une faible lumière noire glissa sous la peau,
traçant des motifs provisoires.
Une minute plus tard,
la douleur cessa.
— C’est fait.
Tu devrais pouvoir l’utiliser…
sans te détruire.
— C’est déjà mieux que ce que j’espérais.
— Où est-ce que tu as eu ça ?
demanda Thana,
les yeux toujours braqués sur l’iris noirâtre
qui palpitait lentement.
Kael fronça les sourcils.
— Je crois…
pendant l’épreuve.
Quand tout s’est figé.
Il marqua une pause.
— Je n’ai rien vu venir.
J’ai juste… senti quelque chose se greffer en moi.
Un fragment.
C’était froid,
dense,
mais pas hostile.
Thana recula légèrement, pensive.
— Ce que tu décris…
Elle baissa la voix.
— J’ai récupéré un fragment d’Autorité
dans la dimension noire du Temple.
Mais celui-ci venait directement de l’Obscurité,
l’une de mes nombreuses autorités
que j’avais autrefois.
Kael la fixa,
soudain plus attentif.
— Tu crois que c’est lié ?
— Je n’en suis pas certaine.
Mais ce genre de transferts
n’arrive pas par hasard.
Peut-être que c’est la Tour.
Peut-être que c’est toi.
Elle le regarda longuement.
— Ce que je sais, en revanche,
c’est que plus tu utiliseras cet œil…
plus tu vas attirer son attention.
— Son attention ?
— L’Autorité.
Elle est vivante, Kael.
Fragmentée,
mais encore vibrante.
Et si tu la fais grandir…
tu finiras par ne plus la porter.
Tu devras la porter pleinement.
La pièce vibra.
À peine perceptible.
Thana releva lentement la tête.
— Il commence.
Kael n’eut même pas besoin de demander
de qui elle parlait.
Il le savait déjà.
