Ficool

Chapter 35 - Ouvrir une échappatoire, aussi maladroite soit-elle.

 Ils sont tous là, si bien que la tente de l'état-major est bondée de personnes dont Regia a oublié le nom — peut-être même ne les a-t-elle jamais connus… La chaleur grimpe, l'air est comme rare. Et parce qu'il s'agit de sa toute première réunion en présence de ceux qui sont l'esprit du convoi, elle sent ses mains qui tremblent, son cœur qui palpite trop vite et les gouttes de sueur qui se forment contre ses tempes.

 Par chance, quelques visages familiers ponctuent la trentaine de nobles et capitaines qui s'agitent de questions en tout genre.

 Lavilia Vuston et Tripas Longvue, dont les échanges de regard sont plus violents que les affrontements de l'Orage et de l'Incendie ; Thosm de Dorïn, maintenu au silence par les discrets coups de coude du professeur Alastor, tous deux plongés dans la grande carte de la région étalée au milieu du commandement ; les capitaines Hina et Esturion, représentants de l'arrière et des nuits, la première visiblement exaspérée et le second éreinté.

 Il y a aussi la commandante Edora, bien sûr, qui, légèrement en retrait, supervise l'ensemble et s'assure que tous disent ce qu'ils ont à dire, que tous puissent questionner Saïna.

 « Ce cours d'eau est-il toujours d'actualité ? »

 Le doigt pointe une rivière descendant le long des montagnes depuis les Plateaux statiques pour contourner Egara par l'ouest.

 « Non, il a été dévié avant ma naissance.

 — Le Roi a-t-il été concerté quant à cette décision ?

 — Sieur Longvue ! »

 La voix de Lavilia a claqué, rendue fouet de dresseur, et sous les yeux ébahis de Regia, l'homme ne rétorque que d'un grognement.

 « Je ne sais pas, Sieur Longvue. Je ne crois pas.

 — Eh bien ! Les valeurs du Royaume se sont perdues ici. »

 Une rumeur s'élève brièvement : la chute de la maison Gasal a définitivement éloigné ces terres du Royaume. Voilà plus d'un siècle qu'on ne sait plus vraiment ce qu'il s'y passe, ni comment, et que les marchands rapportent les seules réalités qui les arrangent. C'est un problème, définitivement.

 Peut-être même faudrait-il reporter la mission, ou déployer un contingent plus petit encore, composé de l'élite des éclaireurs, pour quadriller le territoire avec précision.

 À ces mots, et contre toute attente de Regia, Saïna semble se détendre. Ses traits perdent en tension et son regard se rassérène… Pourquoi ? Pourquoi semble-t-elle soulagée ? Regia voudrait leur dire à tous de se taire pour lui demander, mais non seulement elle serait renvoyée chez elle, elle n'est même pas sûre que son amie répondrait. Cela doit faire une semaine qu'elles ne se parlent plus et que la chasseuse s'assure d'éviter Regia — ainsi que Drast, Hetros, même le professeur Alastor ! — comme la peste.

 « Messieurs, nous ne sommes pas là pour rentrer. »

 La voix d'Edora est basse, mais appuyée. Elle hausse le sourcil tandis qu'ils se tournent tous vers elles, le professeur Alastor croise les bras pour la soutenir. Quelques excuses et ils se taisent. La commandante soupire, puis se tourne vers le capitaine des mages. Ses sourcils froncent et se défroncent au même rythme que son doigt tapote la table.

 « Sieur de Dorïn ?

 — Mmh.

 — Sieur de Dorïn ?

 — Thosm. »

 Aux mots du professeur, le mage lève son attention de la carte et de ses pensées. Il fixe Alastor, d'un air de « Quoi ? » exaspéré, puis remarque que tous l'observent.

 « Ah. Oui. Comme vous le savez, les éclaireurs d'Alastor se sentent épiés depuis que nous approchons des montagnes. » Quelques râles, mais il n'en a cure. « Et non, il ne s'agit pas d'Oubliés. Pas exclusivement, du moins.

 — De quoi s'agit-il selon vous ?

 — Je ne sais pas, mais je pense que cela a à voir avec l'être de flamme que j'ai rencontré à quelques occasions.

 — Et donc ?

 — De là ma question pour vous, Saïna : êtes-vous sûre qu'il n'y a aucun esprit majeur dans la région ? »

 La chasseuse l'observe un instant, puis revient à la carte comme pour se remémorer toutes les chasses qu'elle a vécues, toutes les histoires qu'elle a entendues, tous… Elle se tend soudain et pâlit. Elle ferme les yeux et se masse l'arête du nez.

 « Saïna ? »

 La question a échappé à Regia, et les quelques regards qui tombent sur elle la rendent minuscule et déplacée. Celui de son amie en fait partie. Elle est en colère contre elle, c'est plus qu'évident, et Regia ne sait même pas pourquoi. Elle se gratte donc la gorge et Saïna répond.

 « Je ne peux pas en être sûre, mais je ne pense pas. J'ai… » Une pause brève, durant laquelle Regia peut voir une goutte de sueur rouler des cheveux de Saïna contre sa gorge. « J'ai beaucoup chassé dans ces montagnes. J'y ai passé une dizaine d'années si l'on compte les expéditions avec mon père, et nous n'avons jamais rien rencontré de tel. Le plus dangereux, ici, ce sont les wyvernes. »

 Le mot jette un froid sur l'assemblée, sauf sur Thosm qui soupire, égal à lui-même et à la réputation des Dorïn.

 « Oui, oui, mais les wyvernes sont des êtres sociables et ultraterritoriales. S'il s'agissait de wyvernes, nous aurions déjà été attaqués, d'autant qu'à une telle distance des Aiguilles draconiques, cela voudrait probablement dire que… aïe ! »

 Il s'arrête et se tourne soudain. La capitaine Hina, qui s'est rapprochée pendant qu'il parlait, le toise avec une ardeur violente. Est-il con ? Il commence à se retourner, prêt à l'incendier, mais la main qu'Alastor pose sur son torse est sans équivoque : oui, il est con.

 Et tandis qu'Alastor et Hina grommellent à voix basse pour recadrer le mage, Regia voit le regard de Saïna qui glisse d'une personne à l'autre. Elle les scrute désespérément, comme à la recherche de quelque chose. La Lorl joue des épaules pour s'avancer un peu, la chasseuse se durcit de nouveau lorsqu'elle la voit… et la tristesse de Regia commence à chauffer. Pour qui se prend-elle ?

 « Qu'en est-il des routes qui mènent au nord ? »

 La question, posée par Lavilia, a surgi comme pour étouffer toutes les petites querelles.

 « Il ne s'agit plus de routes à proprement parler. Des chemins, au mieux.

 — Et pourquoi donc ? Il est du devoir des populations locales d'entretenir les infrastructures royales !

 — Je ne sais pas exactement, Sieur Longvue. Tout ce que je sais, c'est que seuls mon père et moi, peut-être l'apothicaire, nous enfoncions loin au nord et qu'une fois les cinq premiers kilomètres passés, seules trois ou quatre personnes peuvent progresser côte à côte. »

 Le représentant royal roule des yeux, mais ne dit rien. Il semble avoir compris que ça ne servait à rien en l'état. Une main gantée d'acier de damas, le capitaine Esturion, pointe quelques embouchures de vallées tout autour de la cité.

 « Et qu'en est-il de ces accès ? Les chemins sont impraticables, mais nous pourrions détacher dès aujourd'hui des éclaireurs pour qu'ils aillent à ces différents points et montent un réseau de communication. Alastor, tu approuves ?

 — L'idée n'est pas mauvaise. » Il porte la main à son visage, fronce les sourcils. « Mais cerner immédiatement la cité n'est pas la bonne marche à suivre selon moi.

 — Ah ?

 — Oui, il faut dresser un mur de torches au travers duquel rien ne peut passer sans que nous ne le sachions. » Et l'étendre ensuite, pense Regia. « Et l'étendre ensuite.

 — Nous récolterons plus d'informations en observant la cité de toute part. »

 Le professeur croise les bras, jette un regard désabusé au capitaine des gardes de nuits.

 « Et nous aurons deux fois plus de chances que nos torches deviennent des Oubliés et nous rapportent des informations complètement fausses. »

 Le ton est froid, sans appel… D'autant qu'il s'agit là des bases de la stratégie. Le capitaine Esturion bombe alors le torse, visiblement prêt à attaquer. Il est tout à l'opposé d'Alastor : musculeux, épais, immense.

 « Je…

 — Écoute, Esturion. » Le professeur a légèrement glissé en arrière, comme pour répondre à la provocation. « Je n'ai rien contre toi, mais je ne te dis pas comment gérer tes rondes ou la répartition de tes guerriers… J'attends au minimum que tu me rendes la pareille.

 — Tu ne…

 — Il suffit, messieurs. »

 La commandante Edora, de nouveau. Toujours aussi calme que depuis le début de la réunion. Alastor hoche la tête et revient à la table, mais quelque chose dans la réaction du capitaine Esturion perturbe Regia : il dévisage la commandante et, sans remettre ouvertement en question son intervention, il semble qu'il ne la comprend pas. La commandante n'en a pourtant cure, et distribue la parole.

 « Capitaine Hina ?

 — Oui ?

 — Un avis, peut-être ? »

 La capitaine métisse s'avance, fronce les sourcils tandis qu'elle balaie la carte.

 « Pas vraiment… Quoi que si. » Elle s'arrête, se tourne vers Saïna : « Par où ont-ils pu s'enfuir ?

 — Je vous demande pardon ?

 — Les rapports disent que la cité est tombée, pas que ses habitants sont morts. » À ces mots, elle jette un regard incendiaire au capitaine de Dorïn. « Selon toi, par où les survivants ont-ils pu fuir ? »

 La chasseuse revient alors vers la carte et l'observe. Elle laisse ses doigts glisser dans l'air comme pour décrire les chemins possibles.

 « N'importe qui dirait de fuir vers Catarphone, mais si c'est mon père qui a pris les décisions, je pense qu'il les mènera au sud.

 — Tu peux développer ?

 — Il existe tout un réseau de galeries qui parcourt les montagnes et débouche dans les plaines. Le chemin est austère, mais il faut le connaître parfaitement pour être sûr d'éviter les nids des créatures qui y vivent.

 — Un moyen de fuir tout en se débarrassant des poursuivants. C'est effectivement une bonne idée. De quels types de créatures parle-t-on ?

 — Basiliques, loups de pierre, gargouilles…

 — Les habituels, donc ? »

 Mais Saïna ne répond pas, et Regia le voit bien. Elle voit encore une fois son teint qui pâlit, devient livide, et son regard qui se trouble. Elle passe une main contre sa gorge, cligne des yeux plusieurs fois. Quelque chose ne va définitivement pas.

 Alors, Regia joue des épaules pour s'approcher encore un peu plus de la chasseuse. La colère est oubliée, ou plutôt tassée sous l'inquiétude. C'est la troisième fois qu'elle la voit ainsi depuis le début de la réunion, et la fièvre qui a pris nombre de guerriers pourrait bien en être la cause. Peu en sont morts, quelques-uns tout de même.

 Elle perçoit quelques regards, ainsi que les remarques qui l'entourent, mais elle n'y fait pas attention. C'en est trop. Trop pour elle, et très probablement trop pour Saïna elle-même. Ils peuvent bien remettre la réunion à plus tard, d'autant que le convoi ne devrait pas tarder à partir.

 « Tout va bien, Saïna ? »

 Elles ne sont plus séparées que par la table, à nouveau leurs regards se croisent et Regia ne parvient à déterminer la nature de l'émotion qui en cet instant agite son amie. Elle n'est même pas sûre que Saïna la voit…

 « Saïna ? »

 Regia voit le professeur Alastor froncer les sourcils et Lavilia contourner la table… Et soudain Saïna lui semble revenir. Elle recule d'un demi-pas, comme reprenant pleinement conscience de l'endroit où elle se trouve. Son visage va d'Alastor à Lavilia, puis revient à Regia.

 « Je vais bien, Regia. » C'est faux. « Je réfléchissais simplement aux autres créatures qui se trouvent dans les tunnels… »

 C'est encore plus faux. Elle le voit à sa manière de baisser le menton. Saïna n'est pas mauvaise menteuse, mais elle n'y a pas été formée dès sa plus tendre enfance.

 « Arrê…

 — Mademoiselle de Lorl. » La voix du vieux Tripas est froid, implacable. « Nous avons compris, mais ne pensez-vous pas que ce n'est ni le lieu ni l'instant ?

 — Je…

 — Peut-être avez-vous besoin de prendre l'air ? »

 Le regard de Regia s'écarquille et elle cherche vainement un ou une alliée dans l'assemblée, mais tous détournent le regard, à l'exception du professeur Alastor. Il hoche la tête, avant de prendre la parole.

 « Cela tombe bien, j'ai justement besoin de quelqu'un. Commandante, avez-vous encore besoin de mon avis ?

 — Non, Alastor.

 — Très bien. » Il hoche de nouveau la tête, puis balaie le commandement du regard. « Allons-y, Regia. Mon unité m'attend et je suis en charge du ravitaillement. »

 Ce n'est pas vrai, Regia le sait bien, mais elle ne peut rien dire. Elle s'est trop avancée, a pris trop d'espace, et plutôt que de l'aider, Saïna l'a enfoncée sans aucune raison. Le professeur Alastor ne fait que lui ouvrir une échappatoire, aussi maladroite soit-elle.

 Alors elle inspire profondément et ferme les yeux un instant, juste assez pour que son masque de noble revienne.

 « Bien sûr, j'arrive. » Puis se tourne vers les autres. « Veuillez m'excuser. »

 Et sort, le poing serré. Saïna va l'entendre.

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