Ficool

Chapter 37 - Plongés dans le feu et le fer.

 C'est la chaleur grimpante qui, la première, réveille Saïna ce matin, ainsi qu'un murmure étrangement lointain. Une dispute ? Baaah. Elle peut bien attendre un peu. Affiliée à la tente d'autres affectées aux cuisines — mais pas vraiment cuisinière elle-même —, elle aime profiter des minutes qui séparent son réveil de son départ pour la journée.

 Elle peut alors prendre quelques instants d'une solitude bien méritée qu'elle ne pourra retrouver que le lendemain. Le soir ne compte pas. Elle tombe toujours comme une masse et s'endort instantanément.

 « Euh… Saïna ? »

 L'Ange. Pourquoi ? Elle décide de ne pas répondre. Juste quelques instants de plus, une minute. Deux ?

 « Laissez-moi passer, l'Ange. »

 Elle reconnaît vaguement la voix. C'est un homme. Il était là à la réunion d'avant-hier.

 « Mais… Et si elle dort ?

 — Je la réveillerai. »

 Il a la voix fatiguée, comme saccadée.

 « Et si elle dort… »

 La pause fait sourire Saïna qui, les yeux clos, imagine tout à fait l'Ange approcher la tête de son interlocuteur pour continuer.

 « Si elle dort nue ?

 — Elle s'habillera.

 — Non, mais… »

 Soudain le bruit d'une armure que l'on pousse — l'Ange, à n'en pas douter — puis des pas métalliques. L'homme tape ensuite sur son plastron trois fois, probablement pour toquer.

 « Saïna, je suis le Capitaine Esturion. » Ah oui, lui. « Je vous laisse une minute pour vous habiller, puis nous entrerons. Svan de Torres et l'Ange m'accompagnent. »

 Un épais soupir et elle s'assoit. Tant pis pour les quelques minutes d'aujourd'hui.

 « Très bien, j'arrive. »

 Une grande goulée d'eau, puis elle s'habille au mieux. Quelques rumeurs courent sur l'Esturion et s'il dit une minute, ce sera une minute. Pantalon, tunique et bottes. Elle s'attache les cheveux en arrière d'un geste habile, durant lequel ils entrent. Esturion en premier, d'immenses cernes sous ses yeux carmins, son armure à moitié défaite, pour que l'on comprenne qu'il n'est plus en service — ou presque plus —, suivit d'un Svan qui roule des yeux et de l'Ange qui, une moue gênée sur le visage, s'excuse silencieusement. Saïna lui sourit pour le rassurer et il lui rend.

 « Svan de Torres, l'Ange et Saïna, vous êtes réaffectés à partir d'aujourd'hui. »

 Quelques regards intrigués sont échangés avant que le capitaine ne reprenne.

 « Vous serez, dès le départ du convoi ce matin, posté à l'avant, parmi les torches de la Griffe de Catarphone. »

 Enfin autre chose que la marche et la vaisselle ! Saïna serre le poing à cette pensée.

 « La Griffe de Catarphone ne devrait-elle pas nous l'annoncer elle-même ? »

 Svan, bien évidemment, et Saïna l'incendie du regard, pour ne lui arracher qu'un simple haussement d'épaules. Ce n'est pas parce qu'ils se sont rapprochés qu'il en a quoi que ce soit à foutre, visiblement.

 « Selon le protocole, oui. Mais les rapports d'hier sont quelque peu chaotiques, ainsi il est retenu au commandement et…

 — Mais… » Ils se tournent vers Saïna, à qui le mot a échappé. L'Esturion arque le sourcil : il faut qu'elle termine sa phrase. « Le professeur Alastor était en mission jusqu'à hier, non ? »

 Alors le Capitaine Esturion semble se tendre, très légèrement. Il ferme les yeux, soupire et enchaîne.

 « Bon, écoutez. Tout ce que je sais, c'est que vous devez être à l'avant du convoi dans une heure pour prendre votre nouvelle affectation. Alastor était effectivement en patrouille avant-hier soir… » Il se passe une main dans les cheveux et, lorsqu'il rouvre les yeux, ils y voient toute la fatigue de celui qui protège les nuits du convoi. « Mais il ne peut pas venir vous prévenir, donc je m'en charge. Ceci étant dit, et l'information transmise, j'aimerais beaucoup pouvoir aller dormir. Est-ce possible, ou bien avez-vous d'autres questions ? »

 Sa voix s'est durcie sur la fin, comme agacée d'avance par le fait qu'il y aura des questions. Il y en a toujours. Du coin de l'œil, Saïna voit Svan ouvrir la bouche, mais la voix de l'Ange le couvre.

 « Non, Capitaine, vous pouvez y aller. Merci. »

 La joie qui est apparue dans le regard du capitaine n'a pu être feinte. Un simple hochement de tête et il s'en va aussi vite qu'il est venu.

 Un léger silence commence à s'installer entre les trois restants et, la tête penchée sur le côté, Saïna demande :

 « Vous pouvez sortir maintenant ?

 — Hein ?

 — J'aimerais finir de me préparer. »

 Svan fronce les sourcils, encore, et l'Ange l'attrape par le poignet pour le traîner dehors malgré les remarques de son maître.

 « Non, mais ça va, oui ? J'arrive, lâche moi. »

 ***

 Il ne leur a pas fallu longtemps pour s'habituer à leur nouvelle fonction. Quelques heures, au plus. L'Ange à l'avant, toujours prêt à utiliser son pavois afin de défendre Saïna ou Svan. Ces deux derniers légèrement en retrait, sur les flancs gauche et droit, prêts à cribler d'une pluie de trait le moindre problème, vivant ou Oublié.

 Bien qu'elle ne venait que rarement dans cette partie de la forêt, loin à l'est d'Egara, la plus proche du reste du royaume, la proximité des arbres, le vol soudain des oiseaux et l'odeur de musc rappellent Saïna à sa nature première. Elle n'est pas née guerrière, mais bien chasseuse, et maintenant qu'elle progresse de nouveau dans ces bois qu'elle aime tant, dans ceux-là mêmes qui l'ont vue grandir pour d'abord accompagner son père et le laisser derrière, ensuite ; maintenant elle se souvient combien l'odeur et les bruits de la ville l'ont gênée lorsqu'elle est arrivée à Catarphone.

 Elle n'écoute donc pas vraiment, voire pas du tout, les deux autres. Elle se contente de flotter au milieu des sensations que la forêt lui offre. Elle se laisse aller d'effluve d'écorce en frisson du vent dans les feuilles, perçoit les regards de quelques animaux autour d'eux. Elle se sait observée, comme lors des longues chasses passées et, sûre et fière d'elle-même, se délecte de l'instant.

 C'est bien évidemment l'instant parfait.

 « Tu ne dois pas leur faire confiance. »

 La voix résonne et son écho caverneux brise en une demi-seconde l'ego que Saïna cultive depuis qu'ils sont à cheval. Cela arrive de plus en plus souvent. Trop souvent.

 « Il y en avait déjà au début. Ils sont plus nombreux encore. »

 Son rythme cardiaque accélère et son souffle se raccourcit. Pas encore, pas comme lors de la réunion du commandement. Elle essaie donc de se répéter en boucle que ça n'est pas vrai, que les voix n'existent pas, qu'elle ne doit pas laisser son esprit s'égarer.

 Inspirer, expirer.

 Soudain une main se pose sur son épaule et, par réflexe, elle la dégage d'un mouvement brusque et jette un regard noir à… Svan. Le noble recule d'abord légèrement le buste, surpris comme n'importe qui d'autre l'aurait été. Ça ne dure pas, et son visage se tend.

 « Nan, mais ça va pas ?

 — Quoi ?

 — Comment ça quoi ? » Il hausse les sourcils, visiblement outré. « T'es devenue encore plus blanche que d'habitude, t'avais l'air sur le point de t'évanouir, tu répondais pas et tu t'offusques parce que je me suis inquiété ? »

 Hein ? Comment ça elle n'a pas répondu ? Elle va pour le questionner, mais d'un coup de renne il fait avancer sa monture un peu plus loin en grommelant.

 « Ils deviennent tous complètement cons ces sang-dragons.

 — Comment ça on devient tous cons ? »

 Il arrête sa monture, se tourne de nouveau vers elle et lui lance un regard des plus boudeurs, avant de se détourner dramatiquement pour reprendre son avancée.

 « Svan ! Je… » Il dépasse l'Ange et elle lance sa monture à sa poursuite. « Svan arrête, je suis désolée…

 — Oh, ça ne sert à rien pour l'instant. »

 Un bref regard vers l'Ange qui, d'un hochement de tête, signifie que ce n'est pas grave. Que cela lui passera.

 « Mais qu'est-ce qu'il a voulu dire ?

 — Tu n'as pas remarqué ? »

 Une longue inspiration, quelque peu agacée.

 « Remarqué quoi, l'Ange ?

 — Eh bien… » Il semble hésiter un instant. « Svan trouve que de nombreux sang-dragons agissent bizarrement depuis peu.

 — Ah ?

 — Oui. La Commandante Edora, connue pour être proche de ses hommes, s'enferme avec Tripas Longvue et Lavilia Vuston des heures entières.

 — Ils sont le commandement, l'Ange.

 — Amais.

 — Amais ?

 — Oui, Amais, une grande blonde élancée connue pour ses aptitudes de médecin. »

 Cela évoque vaguement quelque chose à la chasseuse.

 « Eh bien qu'est-ce qu'elle a, Amais ?

 — Elle s'est portée volontaire pour faire partie des éclaireurs il y a une bonne semaines.

 — Et ?

 — Et ça a été accepté contre l'avis du chef des médecins. »

 Saïna n'est pas bien sûre de quoi faire de tout cela, mais elle voit bien que cela n'est pas terminé.

 « Il y a aussi le capitaine Esturion. Mais tu as dû le remarquer ce matin…

 — Remarquer quoi ? »

 Elle ne comprend plus rien à ce qu'essaie de dire l'Ange. Enfin si, les sang-dragons sont bizarres, et c'est pour cela que Svan s'est énervé.

 « Bah, Saïna, quand même ! Le capitaine Esturion est connu pour être assez timide et renfermé. C'est même pour cela qu'il est toujours à la garde de nuit… Tu n'as pas remarqué comme il était fringant ce matin ?

 — … Fringant ? » L'espèce de loque à demi endormie ? « Non, pas vraiment. »

 L'Ange secoue alors la tête, comme déçu.

 « Il était fatigué, mais il ne s'exprimait pas comme d'habitude. Cela doit bien faire cinq ou six jours qu'il est différent, plus sûr de lui, plus présent… »

 Elle repense alors à l'échange de l'avant-veille qui l'a opposé au professeur Alastor.

 « Plus dans l'opposition avec les autres capitaines ?

 — Oui, aussi !

 — Et donc… »

 Elle marque une pause, jette un œil à Svan qui est toujours quelques mètres devant eux.

 « Pourquoi tu me dis tout ça ? »

 Les lèvres de l'Ange se referment alors immédiatement et son regard porte aussi sur son maître. Le silence naît et s'étire quelque peu.

 « L'Ange ? »

 Pas de réponse.

 « L'Ange ?

 — Rha putain ! » Svan, qui n'a pas daigné se retourner. « T'es vraiment plus centrée sur toi-même que moi, hein ? »

 L'agacement explose en Saïna, mais le noble ne lui laisse pas le temps de s'exprimer.

 « C'est de l'Ange qu'on parle ! Il est inquiet pour toi, et pour tous les sang-dragons bizarroïdes qui changent de tempérament comme de culotte, mais surtout pour toi ! »

 La déclaration a l'effet d'une gifle.

 « C'est… C'est vrai ?

 — Eh bien… » L'Ange inspire profondément. « Oui.

 — Je… Pourquoi ?

 — Toi aussi, tu fais partie des sang-dragons qui ont changé.

 — Moi ? »

 Comment ça, elle aussi a changé ? Elle n'a absolument pas changé depuis qu'elle les a rencontrés.

 « J'ai discuté avec Hetros de Lorl et Drast de Gasal. Selon eux, tu n'étais pas aussi renfermée avant l'expédition. Pas même au départ de celle-ci…

 — Tu leur as parlé ? »

 Alors l'Ange se tourne vers Saïna, et elle voit une immense tristesse dans son regard, enveloppée d'un mélange d'inquiétude et de consternation.

 « Évidemment que je leur ai parlé, Saïna. Tu refuses de t'ouvrir à nous et tu m'esquives dès que j'essaie de te demander ce qui ne va pas…

 — Et alors ? »

 Ce ne sont pas les mots qu'elle a voulu dire, mais il est trop tard.

 « Alors si tu continues ainsi, personne ne viendra t'aider lorsque tu en auras le plus besoin, Saïna. »

 L'Ange a détourné les yeux d'elle. Elle voit bien les légers spasmes qui agitent sa lèvre inférieure, signe qu'il a encore des choses à dire. Elle inspire lentement et ravale donc sa fierté : il n'a rien fait de mal. Elle le sait.

 « Qu'est-ce que tu essaies de dire ?

 — Tu n'es jamais partie en expédition, Saïna. Tu n'as même jamais participé à une véritable bataille… » Son timbre doux, très loin des reproches, pourtant la chasseuse ne peut s'empêcher de se sentir attaqué. « Lorsque nous serons plongés dans le feu et le fer, lorsque nos sens seront parasités par les cris, les flashs lumineux et l'odeur du sang, nous ne pourrons pas décider rationnellement de la meilleure chose à faire. Ce sont nos sentiments qui feront le plus gros, notre esprit ne sera là que pour vaguement les aiguiller…

 — Et donc ?

 — Si tu ne te lies pas aux membres de l'expédition, ou que tu fais tout pour défaire les liens qui t'unissent à eux, leurs sentiments ne les pousseront pas vers toi.

 — Ce n'est pas ce que je fais ! »

 Elle n'a pas crié. Elle a vraiment cru qu'elle crierait, mais ça n'a pas été le cas. Elle a protesté, au plus.

 « Ah oui ? Alors dis-moi : à quand remonte ta dernière discussion avec tes anciens camarades ? »

 La question est plus douloureuse encore que la remarque de Svan. Quand était-ce ? Elle fronce les sourcils, cherche, mais ne trouve pas. La dernière dont elle se souvient était le jour de l'arrivée de Svan et l'Ange. C'était… C'était il y a une éternité. Comment… Comment a-t-elle pu se permettre ? Que peuvent-ils bien penser d'elle en cet instant ? Que pense Regia ?

 L'Ange pose alors une main sur la sienne et lui sourit : oui, il va falloir qu'elle leur parle.

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