Ficool

Chapter 7 - N'entrons pas dans ce jeu.

 « Matriarche, vous ne pouvez pas… C'est… »

 Kristal s'arrête au milieu de la coursive, penche la tête et hausse le sourcil, elle scrute la cinquantenaire vêtue, comme toujours, du manteau bleu de leur clan. Qu'elle ose le lui dire… et Dona s'interrompt immédiatement devant le regard gris et intrigué de sa Matriarche. Elle ne le connaît que trop bien. Elles ne le connaissent toutes que trop bien. Kristal et Kriost l'ont, leur mère l'avait avant eux…

 « C'est quoi, Dona ?

 — Cela va à l'encontre de tout ce que nous prêchons, de tout ce que nos ancêtres ont mis en place ! Déjà qu'elle est dans une cabine et pas une cellule… » Elle soupire, se masse l'arête du nez. « Non, les anciennes ne le pardonneront jamais.

 — Aux abysses les anciennes ! »

Un blanc surpris s'installe alors. Kristal regarde Dona et les trois sorcières autour d'elle. C'est un blasphème, rien de moins. Elle soupire donc.

 « Excusez-moi. » Elle ne le veut pas, mais les quatre ont servi sa mère avant elle. « Mes mots ont dépassé ma pensée… Il n'empêche que nous l'avons repêchée et que je l'ai fait mettre dans une cabine normalement réservée à des hôtes. Je le sais bien. »

 Nouveau soupir avant de regarder Dona droit dans les yeux. Les années ont appris à Kristal à moduler son regard, mais ses sœurs savent reconnaître et apprécier son honnêteté.

 « Et maintenant que je l'ai fait, tu… » Elle les balaie toutes du regard. « Vous ne pouvez pas m'empêcher de la traiter comme telle. Rassurez-vous, je serai la première à l'envoyer aux abysses au moindre faux pas. »

 Elle porte alors sa main à Etheria, la lame des matriarches, celle qu'elles se transmettent depuis la toute première. Un argument de poids aux yeux du clan tout entier.

 Dona hésite un instant, puis s'écarte de la porte en bois clair.

 « Un seul mot et…

 — Tu viendras m'aider à la tuer. » Dona est comme une tante. « Je le sais bien. »

 Les deux sorcières se sourient, puis Kristal toque deux fois à la porte et entre.

 C'est effectivement une belle cabine : une grande armoire sur la droite de la porte et un robinet équipé d'un cristal d'eau sur la gauche, côté mer pour que les liquides s'évacuent vers l'océan. Trois hublots, une petite étagère couverte de livres en face d'eux.

 Au milieu de tout cela un grand lit dans lequel se trouve une femme aux cheveux blonds et yeux carmin. Edora de Calastille, capitaine de l'armée de l'Incendie et directrice de l'académie aux Trois flammes. Kristal le sait. Elle a reconnu son armure doréeet sa cape blanche, lorsque les sorcières l'ont repêchée au milieu des débris, trois jours plus tôt.

 Edora la fixe, mais ne parle pas. Elle ne se redresse pas non plus, et pour cause : un gilet pourvu d'une chaîne au milieu du dos la retient allongée. Il n'aurait plus manqué qu'elle fasse un massacre en se réveillant. Seldi, Dona et les autres n'ont pas eu à se faire prier pour que Kristal lui fasse mettre.

 Kristal remarque un instant l'inquiétude dans le regard d'Edora. Elle y pense, comprend immédiatement. C'est si évident qu'elle en rit : elle porte le long manteau bleu et le bustier d'acier des matriarches, à sa ceinture trône un sabre de simple facture, mais que tous les guerriers connaissent. Un don du dieu Larfill à sa fille, Erune Düsud. Kristal lève donc la main pour calmer la capitaine, puis s'approche.

 « Ne vous inquiétez pas, Edora de Calastille. Je ne vous veux aucun mal. »

 La capitaine hausse un sourcil, peu crédule. Pour toute réponse, Kristal détache sa ceinture et en ôte Etheria. Elle la pose contre un mur, à portée de bras tout de même. Les traits de l'invitée se rassénèrent immédiatement.

 « Je vous l'ai dit, je ne vous veux aucun mal. »

 La femme semble hésiter quant à la suite et Kristal, parce qu'elle même demanderait immédiatement, enchaîne.

 « Vous êtes la seule que nous avons trouvée. »

 Son ton est froid, impitoyable. Une chaleur incompréhensive ne servirait à rien. Le regard de la capitaine s'obscurcit pour toute réponse.

 « Je vois…

 — Puis-je vous demander ce qu'il s'est passé ? Nous retrouvons rarement des navires de l'Incendie dans un tel état. »

 La capitaine la regarde, semble chercher une raison à tout cela, au fait que les sorcières Düsud l'aient repêchée au milieu des débris d'une dizaine de navires… Soupire et abandonne.

 « Attaque de pirates et foudres de Larfill…

 — Un très mauvais mélange. »

 Un peu plus de chaleur cette fois et la capitaine sourit. Oui, c'est un très mauvais mélange. L'un des pires sur les flots.

 Un léger silence s'installe, quelques secondes tout au plus, durant lesquelles Kristal jauge la capitaine et, elle le voit, Edora la jauge aussi. Une fois de plus le regard de la capitaine se voile.

 « Vous savez qui je suis ? »

 Alors Kristal rit. Évidemment qu'elle sait.

 « Oui, je sais qui vous êtes, Edora de Calastille. Capitaine de l'Incendie et directrice de l'académie aux Trois flammes. Envoyée sur terre et sur mer pour toutes sortes d'expéditions militaires… » Kristal sourit, enjouée par le palmarès de son hôte. L'affronter serait un plaisir, elle n'en doute pas. « Votre réputation vous précède, et c'est un plaisir de vous avoir parmi nous. »

 Elle a à peine fini sa phrase qu'elle en relève l'incohérence. Pourquoi la capitaine est-elle attachée si c'est un plaisir ? Alors Kristal soupire, puis se baisse jusqu'à voir le mécanisme sous le lit qui retient la chaîne. D'un geste habile, elle le déclenche et un cliquetis lui répond.

 Elle se redresse alors. La capitaine fait de même.

 « Merci, votre… »

 Elle s'interrompt et Kristal sourit. Ils s'interrompent tous à cet instant, lorsqu'ils cherchent comment la titrer.

 « Kristal suffira lorsque nous sommes seules.

 — Et si ça n'est pas le cas.

 — Matriarche, tout simplement. Pas de votre quelque chose. Pas chez nous. »

 Elles s'observent, un instant. L'une serait tuée à vue dans le pays de l'autre à cause de ses cheveux bleu nuit. L'autre aurait dû être jetée… non. N'autre n'aurait jamais dû être repêchée. Kristal va pour parler, mais Edora la prend de court, le regard sombre.

 « Aucun de mes hommes, donc.

 — Non, aucun. Des débris, quelques cadavres et vous. »

 Edora soupire.

 « Saloperies de pirates, aucun honneur, aucun code, rien…

 — Je suis désolée… »

 Elle l'est vraiment, au plus profond d'elle-même. Elle n'ose pas imaginer l'effet que cela aurait sur elle..

 « Alors que vous autres… »

 Kristal hausse le sourcil et la capitaine s'interrompt.

 « Non.

 — Non ?

 — Non. » Fixe la capitaine et poursuit. « N'entrons pas dans ce jeu de cour où nous faisons semblant de nous être toujours adorées. Vous êtes une guerrière de l'Incendie. Une capitaine de son armée qui plus est. J'ai hais votre engeance pendant la grande majeure partie de mes trente années de vies. Je la haïs encore un peu. » Une légère pause, très fine. De sorte que la capitaine comprenne. « Et je suis sûr que vous détestez mon clan depuis toujours, par habitude, mais aussi à raison. Alors, évitons les courbettes. Je ne vous ai pas sauvée pour si peu. »

 Le rire de la capitaine explose, puissant, mais fluet.

 « Il ne sert donc à rien que je vante les mérites de votre mère ? »

 Kristal rit à son tour.

 « Surtout pas ! Savez-vous combien il est difficile de prendre la suite de son parent ? »

 Les rires reprennent durant quelques instants et Kristal voit en cette capitaine une potentielle alliée de poids. Elle aussi est une guerrière, une vraie. Du genre à avoir dû faire ses preuves pour atteindre sa position.

 Un instant de plus passe et le souvenir du repas qui approche traverse l'esprit de Kristal. Quelle chance qu'aucune ancienne ne soit présente sur le Tourbillon… Elle n'aurait pas pu orchestrer aussi aisément la soirée à venir. Elle inspire, passe une main contre son visage.

 « Avez-vous faim ? »

 Edora fronce les sourcils, visiblement consciente qu'on ne va pas lui proposer un plateau-repas. Elle va pour répondre, un épais gargouillement la prend de court.

 « Très bien. Vous trouverez des vêtements dans l'armoire. Il n'y a que des tenues que portons habituellement, mais j'imagine que ça ne vous pose aucun problème.

 — Vous… » L'interrogation est sincère, Kristal sourit. « Que se passe-t-il ? »

 Kristal hausse les épaules, recule légèrement le visage. N'a-t-elle pas compris ? Est-il réellement nécessaire qu'elle lui explique ? Elle attendait un peu plus d'une capitaine de l'Incendie et…

 « Je vais manger avec vous ? Ça n'est pas…

 — Habituel ? Et en quoi, Edora de Calastille ?

 — Eh bien… Comment dire… » La capitaine cherche ses mots un instant, des mots que Kristal connaît et comprend, qu'on lui a jetés un nombre incalculable de fois. « N'avez-vous pas peur ?

 — De vous ? »

 Le rire de Kristal explose encore, tonitruant, presque insultant pour la capitaine. Comment peut-elle penser avoir la moindre chance pour… oh. Évidemment.

 « Faites du feu.

 — Je vous demande pardon ?

 — Je connais vos yeux, quelques rares sorcières en ont eu par le passé. Vous faites tous — ou presque — du feu.

 — Mais…

 — Faites une boule de feu, voilà tout. Mieux ! Faites une boule de feu et projetez-la sur moi. »

 Ah ! ce regard interloqué, presque inquiet pour sa santé mentale… Kristal ne s'en lassera jamais. Edora n'échappe pas à la règle. Personne ne le peut. Et en même temps, comment leur en vouloir ? Quel capitaine de navire inviterait qui que ce soit à y faire du feu ? Un feu non naturel qui plus est, contrôlable à loisir… Non. Ça n'est pas normal, ça ne va pas. C'est un piège. Kristal le lit dans les yeux de la capitaine et son sourire s'agrandit encore un peu plus, espiègle comme celui d'une enfant.

 « Faites-moi confiance, Edora de Calastille. Nous ne coulerons pas. »

 La capitaine hésite encore, puis soupire. Elle ferme les yeux une demi-seconde et une volonté nouvelle s'y trouve. Un défi, peut-être ? Il ne lui faut que peu de temps pour créer une boule de feu et l'expulser vers le visage de Kristal.

 Kristal sourit et, d'une simple flexion de l'esprit, laisse échapper son propre pouvoir et lui donne la forme d'un voile. La sphère enflammée s'y fracasse et disparaît instantanément en un pffrt timide.

 « Comment ? »

 Mais Kristal ne répond pas. Pas immédiatement. La très brève surprise qu'elle a pu lire dans le regard de la capitaine, surprise maintenant mue en incompréhension, est sincère. La nature de son don n'a donc pas encore filtré par-delà le clan et ses quelques alliés.

 « Kristal ?

 — Oui, excusez-moi. Disons simplement que votre don n'a pas lieu d'être en ma présence. »

 La capitaine plisse les yeux, perplexe.

 « Ça n'est pas…

 — Possible ? » Un rire, bref et puissant. « On me le dit souvent. Voulez-vous recommencer ?

 — Oui. »

 Kristal sourit et hoche la tête pour toute invitation. La capitaine recommence donc une, deux, trois fois. Elle s'arrête à la quatrième, le souffle court. Kristal note immédiatement le détail : Edora n'est pas comme Kriost. Sa quantité d'énergie cristalline est très limitée. Cela ira dans les dossiers de Seldi.

 « Bien. Puisque vous semblez convaincue… » Kristal laisse sa phrase suspendue tandis qu'elle soulève le drap qui couvre Edora. « Laissez-moi m'occuper de ça. »

 Un bref regard vers les autres entraves aux poignets et chevilles de la capitaine.

 « J'imagine que vous vous en doutez, mais je ne pourrais pas vous laisser vous changer seule.

 — J'imagine, oui. »

 Kristal désactive chaque entrave d'un bref contact, avant de se dresser de nouveau. Elle prend Etheria, la passe à sa ceinture, puis fouille les poches de son manteau pour en sortir un collier de fer serti de cristaux d'eau.

 « Il va également falloir que vous enfiliez ceci.

 — C'est… »

 Le regard de la Matriarche s'obscurcit immédiatement.

 « Oui, c'en est un. »

 Elle n'aime pas l'idée d'entraver ainsi le don de son invitée. Ça n'est rien de plus qu'un acte barbare… mais aussi une obligation. Les femmes du navire n'accepteront pas qu'il en soit autrement.

 Elle regarde un instant de plus le collier, désire plus que tout s'en débarrasser.

 « Ne vous inquiétez pas. » La voix d'Edora est calme. « Je comprends. Faites ce que vous avez à faire. »

 Une fois de plus Kristal observe la capitaine. Elle est épuisée, cela se voit à ses traits étirés et amaigris, pourtant elle ne laisse rien paraître. Aucune tristesse pour ses hommes, aucune colère contre les pirates, aucun agacement pour l'entrave.

 C'est une grande femme, Kristal n'en doute plus.

 « Très bien. »

 Elle l'équipe donc, voit le frisson qui parcourt le corps de la capitaine lorsque l'étreinte se referme sur sa gorge… D'après Kriost, ces dispositifs ne font pas que priver une personne de ses dons. Il la prive d'un sens naturel dont elle a toujours disposé au même titre que la vue ou l'ouïe. Un sens moins important, moins nécessaire au quotidien. Moins conscient, aussi, mais bien présent.

 Kristal expire lentement, puis s'écarte. L'épuisement de la capitaine se lit dans le temps qu'il lui faut pour se redresser, dans cet instant d'égarement une fois debout. Il lui faut quelques secondes avant de se diriger vers l'armoire d'un pas malhabile.

 Elle se dévêt, Kristal détourne légèrement le regard. Juste assez pour que la capitaine ne se sente pas épiée, mais sans qu'elle quitte son champ de vision. De nombreuses cicatrices marbrent la capitaine, plus ou moins anciennes.

 « Les pirates n'ont pas réussi à vous blesser à ce que je vois. »

 Le soufflement de nez de la capitaine trahit sa fierté.

 « Cela fait longtemps qu'ils n'ont plus réussi à poser leurs mains sur moi. »

 Le ton est fort, presque grandiloquent, mais le choix des mots n'échappe pas à Kristal. La capitaine n'a pas toujours été Edora de Calastille, guerrière connue et reconnue au travers des Cinq nations.

 La capitaine se tourne bientôt vers la Matriarche pour lui demander ce qu'elle en pense et Kristal ne peut s'empêcher de rire. Pantalon de toile grise, tunique bleue avec sur la poitrine un croissant de lune argenté tourné vers le bas, l'emblème du clan. Bottes et ceinture noire. Quiconque entrerait dans la pièce immédiatement croirait voir deux sorcières.

 « Vous êtes parfaite, un pur petit produit du clan, si l'on oublie les cheveux blonds et le regard de sang.

 — Vous avez pourtant dit tout à l'heure…

 — Elles restent rares, peut-être une par siècle ? Et elles n'ont jamais pu avoir d'enfant. »

 Une interrogation naît dans le regard de la capitaine.

 « Ne me demandez pas, je n'ai pas la réponse. Mon hypothèse est que le mélange de votre sang et du nôtre est… disons compliqué, sinon contre nature. »

 Elle hoche la tête, l'air convaincu. La vérité reste qu'elle ne s'est jamais vraiment intéressée à la question.

 « Vous êtes prête ?

 — Autant que faire se peut.

 — Alors, allons-y. »

 Kristal se dirige vers la porte, pose sa main sur la poignée.

 « Oh ! Et préparez vous à ce que l'on vous dévisage. Toutes n'étaient pas d'accord avec votre sauvetage. »

 L'écrasante majorité était ouvertement contre, et les arguments de Kristal, bien que soutenus de Seldi, n'y ont pas changé grand-chose.

 « Je m'en doute. »

 La capitaine laisse sa phrase flotter et Kristal sourit. Le repas sera sportif, elle n'en doute pas. Seldi doit d'ailleurs déjà bien s'amuser.

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