Ficool

Chapter 6 - Que vous le vouliez ou non.

 Kriost tremble, mais ça n'est pas à cause de la douleur. Il les a dévisagées, l'une et l'autre. Il a bien écouté leurs histoires, senti la colère monter lentement en lui. Comment ont-elles pu ? Son regard glisse vers le forgeron, mais l'homme le fuit. Comment ont-ils pu, donc. Il avait bien compris que l'enfance de Saïna n'avait pas été simple. Pire que la sienne, à n'en pas douter.

 Il ne s'attendait pas à ça. Que de sales gamines s'en prennent à elle, qu'elles la rejettent pour ses yeux, pour ses voix… Tout cela faisait sens. Les enfants sont odieux, des monstres déguisés en petits humains. Tout le monde le sait. Mais que les adultes s'en mêlent… et soudain il réalise que Saïna leur a épargné une partie de l'histoire.

 « Pourquoi… »

 Sa voix se brise tandis que la peine qu'il ressent fait écho à son état physique.

 « Comment avez-vous pu laisser passer tout cela… » Son ton est bas, bien plus que ce à quoi il s'attendait. Il n'a pas la force de crier, pas encore. « C'était une enfant… et vous l'avez brisée. Vous avez laissé vos sales gosses en faire leur jouet… »

 Son rythme cardiaque accélère peu à peu. Son regard durcit encore.

 « Comment pouvez-vous vivre avec ça ?

 — Je suis dé…

 — Oh ça va ! »

 La boulangère, interrompant les excuses de la soigneuse.

 « Et qu'aurions-nous pu faire, hein ? » Elle renâcle, Kriost fronce les sourcils pour toute réponse. « Qu'auriez-vous fait si l'une de vos sorcières était complètement folle ? Si elle hurlait à tout va que des monstres sont sur le point de tout détruire ? Hein ?! »

 Kriost loupe un battement de cœur, tente de se lever. La douleur le rattrape immédiatement. La petite Olia vient immédiatement à lui.

 « Ça va, monsieur Kriost ? »

 Il lui sourit difficilement et hoche la tête. Il l'avait presque oubliée. Il passe une main dans les cheveux de la gamine pour la rassurer, avant de revenir à la boulangère.

 « Nous l'aurions écoutée. Nous aurions essayé de comprendre ce qu'il se passe. Nous nous serions débrouillés pour qu'elle voie des oracles et des médecins, jusqu'à ce que l'on sache de quoi il retourne vraiment.

 — Ah, mais c'est facile, après coup, de trouver la bonne réponse ! De donner des leçons de vie à tout va. Vous n'êtes qu'un enfant, vous ne pouvez pas savoir ! »

 Et Kriost ne peut que sourire. Il va pour répondre, mais on ne lui en laisse pas le temps.

 « Ma chère Vierna, vous faites erreur. »

 Les regards de tous sont attirés vers la silhouette qui, jusqu'à présent, était ramassée dans un coin de la cellule. L'homme étire lentement les bras, les mains, craque sa nuque et son dos. Kriost bat des paupières, légèrement agacé par une telle scène. Une fois contenté par ce rituel matinal, l'homme bâille et reprend.

 « Cet enfant, comme vous dites, n'est pas n'importe qui. »

 Il sourit lorsqu'un rayon de lumière vient éclairer son visage pour dévoiler des traits fins et harmonieux, une chevelure argentée malgré un jeune âge et des yeux d'un gris très proche de ceux de Kriost.

 « Il s'agit de Kriost Düsud, membre du clan des sorcières du même nom et…

 — On sait. » Elle tranche, encore, incapable d'écouter et trop impatiente de revenir à son échange avec Kriost. « Si vous n'avez rien de mieux…

 — Et il est leur Porte-voix. »

 Un silence s'installe sous le regard surpris du principal intéressé. Comment peut-il le savoir ? Que cela se sache dans la république ne l'étonne pas, pareillement pour Catarphone, mais…

 « Qui êtes-vous ? »

 La question lui a échappé au moment où il l'a pensée. L'homme se redresse alors, tout sourire, et de petites clochettes dispersées sur sa cape tintent gracieusement. Il s'incline en une révérence savamment calculée.

 « Et où étiez-vous ?

 — Tervin, barde de mon état et depuis si longtemps que je ne saurais le dire. » Un ample mouvement du poignet et une fine brise virevolte autour de lui pour qu'à nouveau le tintement s'élève. « Et, si je puis me le permettre, nous n'étions pas enfermés dans la même cellule, voilà tout. »

 Ces mots détendent légèrement Kriost, qui ne détache pas pour autant son regard de l'homme. La lumière timide dévoile une tunique bariolée de rectangles colorés et un pantalon brun… Kriost a déjà vu ces vêtements, mais jamais aussi loin du Pontificat. Encore une fois, la question lui échappe.

 « Que fait un barde de la Tempête aussi près des Aiguilles draconiques ? »

 Et le Barde sourit de nouveau.

 « Eh bien…

 — Il me semblait pourtant que seuls ceux de Vustir venaient jusqu'ici.

 — La raison de mon arrivée n'a pas grand intérêt, mais sachez simplement que je me suis pris d'amour pour cet endroit. Ici l'air est frais pour au moins la moitié de l'année. Vous devriez comprendre cela, n'est-ce pas ? »

 Kriost fronce les sourcils, convaincu que le barde ne lui a pas dit toute la vérité, mais il ne s'y attarde pas. Il finira bien par savoir. Plus que quelques heures avant que ses pouvoirs ne reviennent. Il ne lui faut faire preuve que d'un peu de patience.

 Il ferme les yeux un instant. Une partie de lui aimerait revenir à la boulangère pour lui vomir le fond de sa pensée, mais l'intervention du barde l'a calmé. Probablement elle aussi. Peut-être qu'un peu de sommeil l'aiderait à…

 « M. Kriost ? »

 Olia, évidemment.

 « Oui, Olia.

 — C'est quoi… euh… Un Porte-loi. »

 Il sourit, mais le barde répond.

 « Damoiselle Olia, un Porte-voix est une personne très spéciale. Il n'en existe qu'une… enfin, il n'en existe qu'un dans notre cas. »

 Nouveau froncement de sourcils de la part de Kriost. Le ton simple et assuré du barde indique qu'il en sait trop sur la question.

 « C'est un genre de prêtre pour les sorcières. On dit de lui qu'il entendrait les voix de leurs reines décédées et…

 — Matriarches. Nous n'avons pas de reines, seulement des matriarches. »

 Le barde souffle du nez, visiblement heureux que la pique ait fonctionné, tandis que la petite s'émerveille en un « Ooooooh » à mi-chemin entre l'incompréhension totale et la fascination qu'ont les enfants lorsqu'ils découvrent quelque chose de nouveau.

 « Vous… Vous entendez des voix ? »

 La voix du forgeron a perdu en vigueur et le regard de la soigneuse se trouble.

 « Oui. Cela m'arrive.

 — Vous voulez dire que… »

 Kriost les balaie un instant du regard. Seule la boulangère ne semble pas atteinte par la déclaration, peut-être parce qu'elle est trop ancrée dans ces croyances, peut-être parce qu'elle n'a rien compris. Le mépris fait opter Kriost pour la seconde option.

 « Oui, Saïna n'est pas folle. Elle ne l'a jamais été. »

 La soigneuse cache alors son visage entre ses mains, le forgeron détourne le regard. Le barde, lui, laisse son regard vagabonder d'une personne à l'autre. Il écrira une chanson là-dessus, Kriost en est convaincu.

 « Ah vraiment ? Elle n'est pas folle ?

 — Non. Pas le moins du monde.

 — Et comment pouvez-vous le savoir ? »

 Kriost plante alors son regard dans celui de la boulangère, un léger sourire en coin sur le visage. Elle n'aurait donc toujours pas compris ?

 « Parce que je la connais suffisamment pour le savoir. »

 La boulangère hausse alors les sourcils, le regard chargé d'autant de mépris que celui du garçon.

 « Ça, je l'avais compris. Inutile de le préciser. » Le sourire de Kriost tombe. « Et ça ne répond pas à ma question. Comment pouvez-vous savoir qu'elle n'est pas folle ? L'avez-vous écoutée ? Avez-vous compris ? L'avez-vous emmenée voir des oracles ou des médecins ? Qu'avez-vous fait de tout cela ? Que pouvez-vous bien savoir ? »

 Touché. Le regard de Kriost s'obscurcit et c'est à cet instant, tandis qu'elle penche la tête sur le côté, que le sourire de la boulangère apparaît. Kriost cherche donc un instant quoi dire pour attester ses paroles sans risquer dans dire trop. L'un d'entre eux pourrait être l'ennemi, n'importe lequel d'entre eux.

 « Ha ! Vous voyez ! Il ne fait que la croire, rien de plus. »

 Et grâce à la boulangère, il trouve la réponse.

 « Je la crois, vous avez raison. » Il inspire lentement. « Mais je ne vois pas en quoi c'est un problème. Je sais pour les voix de Saïna depuis que je l'ai rencontrée à Catarphone. Elles avaient disparu depuis son départ d'Egara. Depuis plus d'un an, à l'époque. »

 La boulangère hausse les yeux au plafond. Ça ne prend pas, Kriost le sait. Mais il sait aussi qu'il ne pourra pas la convaincre. Il conclut simplement.

 « Saïna n'est pas folle, que vous le vouliez ou non. »

 Le silence revient à ces mots et Kriost en profite pour s'appuyer un peu plus contre le mur. Il ferme les yeux, tente de laisser son esprit vagabonder hors les murs de la cellule… mais il n'y parvient pas. L'enfance de Saïna tourne dans sa tête et il ne peut qu'imaginer le reste, les crises qui se succèdent et n'aident pas, les adultes qui éloignent leurs enfants et se servent d'eux pour en apprendre plus sur la dernière de la petite folle du village.

 Il essaie de projeter sa conscience vers sa sœur, de percevoir sa présence… Et pourtant Saïna est revenue sauver la cité de son enfance. Cette même cité qui l'a rejetée et poussée à fuir vers l'ailleurs.

 Ça ne sert à rien, il ne parviendra pas à penser à autre chose. Encore moins à sentir où se trouve Kristal. Il rouvre donc les yeux.

 « Comment avez-vous pu rencontrer Saïna ? »

 La question du forgeron est sincère. Et pour cause : comment le fils d'un clan longtemps considéré comme l'ennemi de l'humanité a-t-il pu rencontrer une fille du nord du Royaume de l'Incendie ? Ça n'a aucune forme de sens… Ça n'est pas possible.

 « J'ai été invité au Tournoi des flammes, l'an dernier.

 — Ah ! Oui, cela… Quoi ? »

 Kriost ne peut retenir un rire qui, en quelques hoquets, le fait à nouveau gémir et lui rappelle sa côte brisée. Il ferme les yeux, contracte ses muscles dans l'espoir de limiter la douleur. Nouvelle erreur.

 « Comment ? Comment pouvez-vous… Ça a encore moins de sens ! »

 Kriost inspire, expire lentement.

 « Ma sœur et la directrice, Edora de Calastille, se connaissent. » Son regard s'assombrit, mais il s'interdit tout commentaire, sait-on jamais. « C'est grâce à leur amitié que j'ai pu rencontrer Saïna.

 — Alors ce sont les sorcières qui l'ont sauvée ? Très intéressant… »

 La fausse surprise du barde agace Kriost, mais le regard d'Olia, plein d'étoiles et de questions, l'empêche de trop y penser. Il hoche la tête, repasse la main dans les cheveux de la petite. Il a compris : ce sera une histoire de sorcière.

More Chapters