Fren pensait qu'il devait être chanceux.
Parce qu'il avait sans doute surpassé la grande majorité des gens en devenant un extraordinaire, possédant un capital au-delà de l'humain — le plus solide des capitaux.
Fren pensait aussi qu'il était malchanceux.
Parce qu'il avait emprunté la voie de « l'Apprenti », autrement dit ce qu'on appelait communément l'une des « Trois Voies de la Planque ».
Et, parmi ces trois voies, « l'Apprenti » était la plus faible. Non pas que la séquence elle-même fût médiocre, mais parce que ses figures représentatives l'étaient : la voie du « Devin » comptait Klein, Zarath, Antigonus, Flegrea ; celle de « l'Erreur » avait Amon, Pallez ; tandis que celle de « l'Apprenti » n'avait que Monsieur « Porte », Bethel Abraham — un personnage d'une aura écrasante, devant lequel on s'agenouillait dès son apparition.
Mais ce n'était pas la raison profonde de son sentiment de malchance. La véritable raison, c'était son nom : Fren Abraham. Autrement dit, à moins d'un miracle, il ne pourrait au mieux devenir qu'« Astrologue », avant de mourir de vieillesse, d'être rappelé par Bethel jusqu'à perdre le contrôle, ou de devoir se jeter dans les bras d'un dieu — qu'il soit juste ou malfaisant.
Heureusement, ce matin-là, Fren lut dans la Gazette de Trèves une nouvelle :
« Félicitations à notre grand Consul, Fils de la Vapeur, Son Excellence Roselle Gustav, pour le onzième anniversaire de son mandat à la tête de la République d'Intis. »
À cette lecture, Fren ne put s'empêcher de jubiler. Il regarda la date imprimée : 5 juillet 1183.
Fren était un lecteur assidu de Lord of the Mysteries. Ce qui faisait la renommée du roman, c'était son univers immense et sa cohérence historique.
Et Fren se souvenait parfaitement de ce que signifiait ce moment précis pour chaque membre de la famille Abraham lié à la voie de l'Apprenti.
C'était l'époque où l'« appel de pleine lune » de Bethel serait intercepté. Bethel Abraham, ancêtre de la famille, leur gloire autant que leur cauchemar. C'était à cause de ses appels que les Abrahams souffraient tant tout en bénéficiant d'une relative sécurité. Or, Roselle converserait longuement avec Bethel à travers cette connexion. Nous étions le 5 juillet 1183, Roselle décrocherait le 18 novembre 1183, et tomberait en 1198.
Mais leur longue conversation ne durerait certainement pas quinze ans entiers : au mieux moins, et durant ce laps de temps, les appels de Bethel faibliraient, réduisant la pression sur les Abrahams. C'est dans ces années que serait rédigé le Journal de l'Outre-Monde. Son auteur était sans doute un « Greffier », voire un « Voyageur », mais incapable de franchir le pas vers la demi-divinité.
On en eut la preuve lorsque Fors avança jusqu'à « Mage secret » : elle faillit perdre le contrôle à cause des appels de Monsieur « Porte ». Ce n'est que grâce à sa chance et à la surveillance de Klein qu'elle s'en sortit de justesse.
Pour les Abrahams, la difficulté de franchir le cap vers la demi-divinité était encore plus grande, car Fors n'était même pas de leur lignée mais simplement entraînée dans la voie de l'Apprenti.
Ainsi, Fren en conclut que s'il voulait atteindre le rang de demi-dieu, voire d'ange, il lui fallait absolument franchir ce cap avant quinze ans. Même avec la méthode du « jeu de rôle », un tel rythme de digestion de potions relevait du rêve.
Autrement dit : pas une seconde de répit, il fallait sans cesse provoquer des événements, ingérer et digérer les potions.
S'il voulait seulement survivre, il pouvait se contenter d'atteindre l'« Astrologue » au cours de ces quinze années. Mais, tôt ou tard, la vieillesse, l'affaiblissement, la perte de contrôle viendraient — et ce serait alors une mort atroce, sans sépulture.
Donc, Fren n'avait pas le choix : avancer sans cesse jusqu'au demi-dieu, ou vivre perpétuellement dans la terreur.
Et même là, lors de la promotion, il faudrait résister aux murmures de Bethel et préserver son moi profond — une tâche redoutable. Mais Fren savait qu'il devait trouver une solution au fil du chemin.
Quant aux ressources de la famille Abraham, elles suffisaient à soutenir son ascension jusqu'au rang d'Ange. Pour la séquence 1, Fren envisageait la potion de « Serviteur du Mystère » issue du Zarath perdu — sans doute sa seule chance de devenir Grand Ange.
Mais revenons au présent. On ne devient pas gros en une seule bouchée.
Fren Abraham, célibataire, propriétaire, orphelin, sans sœur — un héros typique de roman sur Qidian : un jeune homme ordinaire de la bourgeoisie rentière, assez riche pour faire pleurer le dieu de la pauvreté.
Il détenait 2 % des actions de la Banque Commerciale de Trèves, lui rapportant 3 000 livres par an, plus un bien immobilier au 34, rue Kosson, quartier de Goldhanston, une résidence de riche. À cela s'ajoutaient 20 000 livres déposées en banque (rapportant 800 livres par an) et 1 342 livres en liquidités. Bref, il appartenait à la haute société, mais seulement à son seuil — suffisamment néanmoins pour faire enrager les pauvres.
La séquence de l'« Apprenti » étant une voie de type mage, l'étude du savoir — en particulier du savoir occulte — était indispensable.
Que ce soit en Occident ou en Chine, mages et occultistes étaient réputés pour posséder des connaissances que les mortels ignoraient. Et le savoir, c'est le pouvoir. Fren savait donc qu'il devait lire.
Par chance, en tant que membre d'une famille d'anciens anges déchus, il avait hérité d'assez de connaissances occultes de son père. Pour le reste, il pourrait les trouver à la bibliothèque de Trèves.
Et quelle bibliothèque ! La Bibliothèque nationale de Trèves, célèbre sur tout le continent nordique, un temple du savoir qui faisait rêver tous les érudits.
Fren jugea qu'il devait acquérir des savoirs pratiques pour préparer ses promotions futures. La séquence de l'Apprenti allait de 9 à 0 :
« Apprenti » → « Maître des tours » → « Astrologue » → « Greffier » → « Voyageur » → « Mage secret » → « Nomade » → « Mage itinérant » → « Clé des étoiles » → « Porte ».
De l'Apprenti au Voyageur : phase humaine.
Du Mage secret au Nomade : demi-divinité.
Du Mage itinérant à la Clé des étoiles : dieu mineur.
Et « Porte », c'était l'état divin.
Lors de la progression de Fors, on avait vu que les rangs « Maître des tours », « Astrologue » et « Greffier » avaient tous des règles de rôle assez claires, permettant une digestion rapide. Fren pensait donc devoir apprendre des choses en magie, divination, récits de voyages et géographie pour faciliter son interprétation des rôles.
Quant à la potion d'« Apprenti », Fren supposait qu'elle exigeait aussi une pratique active de l'étude. En observant Klein, on voyait que la logique interne des potions formait un tout cohérent : du respect du destin jusqu'à sa maîtrise, avec toujours une attitude de dissimulation et de croissance. Pour l'Apprenti, Fren pensait que les notions de guide, de clé et de liberté étaient fondamentales.
Le plus proche de la « Porte », Bethel Abraham — l'ancêtre qui avait précipité la chute de la famille — avait pour titres :
« Grande Porte aux mille seuils, Guide des étoiles infinies, Clé de tous les mondes mystiques. »
Or, les titres divins révélaient toujours la méthode de rôle et l'autorité d'une voie.
C'était là une vérité connue de tous dans le monde occulte : le savoir est pouvoir.
(Fin du chapitre)