Kael inspira longuement.
Força son souffle à se stabiliser.
Ses muscles protestaient encore.
Mais il se remit debout.
Devant lui, les spectres restaient figés dans leur banquet éternel.
Des silhouettes immenses.
Voûtées.
Hautes de trois mètres.
Leur chair translucide palpitait faiblement, comme une flamme sur le point de s'éteindre.
Aucun geste.
Aucun clignement.
Seulement des têtes qui, parfois, suivaient son mouvement d'un infime décalage.
Comme si leurs yeux morts cherchaient encore à capturer un souvenir de vie.
La salle entière paraissait suspendue à cette immobilité.
Une nef de pierre.
Dressée comme une cathédrale funèbre.
Une longue table occupait le centre.
Coupes fissurées.
Plats ébréchés.
Reliefs pétrifiés d'un festin depuis longtemps dévoré.
Chaque ombre vibrait sous le poids invisible de ces convives éternels.
Le silence, lui, portait un souffle trop dense.
Saturé de Magia stagnante.
Un lieu où même le temps semblait avoir cessé de s'écouler.
Kael effleura du regard le mur ouest.
C'était là que Thana avait désigné.
Un chemin étroit.
Bordé d'ombres épaisses.
Menait jusqu'à une porte monumentale.
Haute de trois mètres.
Large comme deux hommes côte à côte.
Faite de bois sombre.
Une essence inconnue, veinée de reflets grisâtres.
Renforcée de métal noir.
Bandes rivetées comme les os d'un squelette oublié.
À chaque battant, un anneau massif.
Forgé pour des mains qui n'étaient pas humaines.
Un souffle glacé de Magia s'en échappait.
Par vagues.
Comme si la porte elle-même respirait.
Kael serra les poings.
Pas de détour.
Pas d'alternative.
Il hocha à peine la tête.
Puis, lentement, il s'engagea.
L'épaule frôlant la pierre glacée.
Chaque pas résonnait comme une provocation.
Les silhouettes ne bronchaient pas.
Mais leur simple présence suffisait à l'écraser.
Sur son épaule, Thana restait silencieuse.
Son halo vibrait légèrement.
Comme pour caler son rythme sur le sien.
Ils ne devaient pas rompre la fragile neutralité de cette salle.
Kael longeait le mur.
Lentement.
L'épaule collée à la pierre glacée.
Le silence vibrait encore.
Chaque pas était une épreuve.
Les spectres, eux, ne bougeaient pas.
Figés dans leur festin, comme des statues d'ombre.
À mi-chemin, Thana remua faiblement sur son épaule.
Son halo vibra d'un doute qu'elle n'avait pas exprimé.
— Kael...
Il tourna légèrement la tête, sans ralentir.
Elle hésita.
Comme si ses mots se heurtaient à quelque chose qu'elle ne voulait pas admettre.
— J'avais... ce doute dans un coin de mon esprit.
Je n'y pensais presque plus.
Un silence.
Puis elle reprit, plus bas :
— Et si la porte... ne s'ouvrait pas comme tu l'imagines ?
Il fronça les sourcils.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Peut-être qu'elle ne s'ouvre pas vers l'extérieur.
Mais vers l'intérieur... de cette salle.
Kael eut un souffle bref, presque ironique.
— Oui... et alors ? Ça ne chang—
L'éclair.
Son pas se figea.
Son esprit fit le lien avant même que les mots ne sortent.
Si la porte s'ouvrait vers l'intérieur...
Alors pour la tirer, il devrait quitter le mur.
S'avancer dans la salle.
Et franchir le périmètre.
Ses yeux dorés se relevèrent vers les spectres immobiles.
Ils n'avaient pas bougé.
Mais il sentit leur silence l'écraser encore davantage.
Thana, muette, le regardait.
Elle n'avait pas besoin d'ajouter un mot.
Il avait compris.
Kael fronça les sourcils.
Son premier réflexe avait été simple : pousser, pas tirer.
Mais une autre sensation ne le quittait pas.
La porte.
Il l'avait déjà effleurée du regard.
Du bois sombre, inconnu.
Renforcé de métal noir.
Et à présent, il le ressentait clairement.
Un souffle.
Lourd.
Imprégné.
Du Magia.
Infusé jusque dans la matière.
Il serra les poings.
Pourquoi ?
Pourquoi la Tour aurait-elle chargé une simple porte d'une telle densité ?
Quel besoin de saturer le bois d'énergie, sinon pour piéger ?
Un piège...
Oui.
Mais quel genre ?
Un verrou ?
Un sceau ?
Ou un déclencheur, prêt à s'activer dès qu'on le toucherait sans discernement ?
Ses yeux dorés se crispèrent.
Il passa lentement sa main sur la pierre du mur, gardant la distance.
Il ne pouvait pas se permettre de supposer.
Si le bois est vivant, alors la porte n'est pas un obstacle.
Elle est une sentinelle.
Thana se pencha, son halo vibrant faiblement.
Elle n'avait pas besoin de parler : elle avait vu la même chose.
Kael inspira.
Un choix s'imposait.
Avancer... mais sans jamais oublier que cette porte était plus qu'un passage.
Puis soudain,
Une idée lui traversa l'esprit.
Inattendue.
Tranchante.
Et si la porte...
N'était pas un piège pour lui ?
Il baissa les yeux sur les renforts de métal noir.
Sur le bois sombre, saturé de Magia.
Non.
Ce n'était pas conçu pour tromper un intrus.
C'était trop dense.
Trop lourd.
Un sceau.
Voilà ce que c'était.
Un verrou planté dans la chair de la Tour.
Non pas pour l'arrêter, lui.
Mais pour contenir ce qui se trouvait derrière.
Ses yeux dorés glissèrent vers les spectres immobiles, attablés dans leur banquet éternel.
Et si cette porte était faite pour eux ?
Pour les isoler.
Les enfermer ici.
Les empêcher de s'étendre plus loin dans l'étage.
Un frisson coula dans son dos.
Parce que s'il avait raison...
Alors l'ouvrir revenait à briser la seule barrière entre ce festin maudit et tout le reste.
Kael resta un moment immobile.
Le souffle glacé de la porte effleurait encore sa peau.
Une autre question le traversa.
Simple.
Implacable.
— Et même si nous le voulions... est-ce qu'on peut passer ?
Thana tourna légèrement la tête.
Il poursuivit, les yeux rivés sur les anneaux massifs :
— Si c'est bien un sceau... comment la porte distingue-t-elle ?
Qu'est-ce qui lui fait reconnaître les spectres des autres ?
Leur nature organique ?
Leur Magia ?
Leur... âme ?
Un silence lourd s'étira.
Il serra les mâchoires.
Parce que la deuxième idée était pire encore.
— Et si... en l'ouvrant, on les libérait ?
Ses yeux glissèrent vers la salle.
Les convives immobiles.
Leur souffle inexistant.
Leurs regards morts.
Un confinement.
Peut-être que cette porte n'était pas là pour les protéger, eux.
Mais pour protéger tout le reste de l'étage contre eux.
Un frisson brutal lui parcourut l'échine.
Et s'il se trompait ?
Et si un seul battant ouvert suffisait à briser l'équilibre ?
Kael fixait toujours la porte.
Son esprit s'emballait.
Et si elle les reconnaissait comme des spectres ?
Et si elle ne s'ouvrait pas pour eux ?
Et si, en forçant... il brisait le sceau ?
Et si—
Un coup sec sur son crâne.
Il sursauta.
— Aïe !
Thana, minuscule sur son épaule, venait de lui asséner une tape sèche.
Ses yeux étincelaient.
— Stop, Kael.
Tu pars en vrille.
Il serra la mâchoire, mais ne répondit pas.
Son souffle était court, trop rapide.
Elle reprit, plus ferme :
— Ce n'est pas en te noyant dans des "et si" que tu franchiras cette porte.
Un silence.
Puis, plus bas, presque douce :
— Regarde-la. Observe. Analyse.
Pas plus. Pas moins.
Kael ferma les yeux un instant.
Expira longuement.
Les pensées chaotiques cessèrent de tourbillonner.
Il rouvrit ses yeux dorés.
Fixés sur la porte.
Sur ses anneaux.
Sur le flux de Magia qui vibrait encore.
Plus clair.
Plus stable.
Kael plissa les yeux.
La porte vibrait toujours sous son regard doré.
Et soudain, il la vit.
Une marque.
Fine, discrète, presque effacée par le temps.
Gravée à même le métal noir des anneaux.
Une rune.
Inconnue.
Mais sa forme...
Il cligna des yeux.
Tourna légèrement la tête.
Oui.
La même.
Sur les colliers des spectres, attachés à leurs cous translucides.
Une rune identique.
La même courbe.
La même gravure.
Le lien était évident.
Anneaux et colliers, forgés dans le même métal.
Chargés du même Magia.
La porte n'était pas seulement une barrière.
C'était un verrou.
Relié directement à leurs chaînes.
Kael sentit sa nuque se glacer.
Chaque battant, chaque renfort de la porte vibrait à l'unisson avec eux.
Si la rune venait à céder ici...
Alors, les spectres cesseraient peut-être d'être assis à ce banquet éternel.
Et se lèveraient.
Kael resta figé.
Ses yeux dorés glissaient encore des anneaux de la porte aux colliers des spectres.
Le même métal.
La même rune.
Tout criait le piège.
Tout hurlait le confinement.
Il le savait.
Thana aussi.
Mais reculer ?
Impossible.
Il serra les poings.
Ses mâchoires claquèrent.
— Assez.
Un souffle glacé lui échappa.
Il posa sa main sur l'anneau de métal noir.
Le froid lui mordit aussitôt la peau.
Une vibration résonna dans son bras.
Le Magia bouillonna sous ses veines.
Thana le fixait, son halo vacillant.
— Kael...
Il ne détourna pas les yeux.
— Si c'est un piège, je l'encaisserai.
Et si c'est un sceau... je verrai bien ce qu'il libère.
Il inspira.
Poussa de toutes ses forces.
La porte gronda.
Un grondement sourd, épais, résonna dans la salle entière.
Le bois sombre céda lentement, centimètre par centimètre.
Et, derrière le battant, l'ombre de l'escalier s'ouvrit.
La porte céda enfin.
Dans un souffle d'air humide.
Froid.
Saturé.
Un grondement monta aussitôt des profondeurs.
Lourd.
Souterrain.
Comme si la Tour elle-même avait senti son sceau se fissurer.
Kael serra les poings.
Son souffle se fit court.
Chaque fibre de son corps criait l'alerte.
Devant lui, l'escalier plongeait.
Taillé à même la pierre.
Humide.
Glissant.
Sur la première marche, un symbole brûlait faiblement.
Identique à celui des anneaux.
Identique à celui des colliers.
Un lien.
Un avertissement.
Kael inspira.
Et fit un pas.
