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Je restai assise dans ma chambre, les mots de ma mère résonnant encore dans l’air. Sa voix, douce mais ferme, m’avait enveloppée, m’offrant un instant de réconfort, mais également un poids difficile à porter. Elle avait parlé de lui, cet homme au regard bleu profond, avec une telle conviction que je ne pouvais ignorer l’emprise qu’il semblait déjà avoir sur mon destin.
Cet homme... Ses yeux avaient parcouru mon visage avec une intensité troublante, comme s’il avait vu en moi quelque chose que j’ignorais moi-même. J’étais à la fois captivée et effrayée par cette étrange connexion, un lien invisible qui semblait vouloir m’enchaîner avant même que je ne prononce le moindre mot. Il me regardait comme un collectionneur contemple son plus beau trophée – avec un désir qui, s’il était flatteur, portait également un parfum de danger.
Ma mère avait décrit cette union comme une opportunité, un avenir où je pourrais briller, protégée par la puissance de cet homme. Mais à quel prix ? Serais-je libre de choisir, ou déjà captive d’un charme contre lequel je ne pouvais lutter ? Je savais que derrière ses promesses d’un avenir radieux se cachait une ombre que je ne pouvais encore comprendre pleinement.
Je me levai, le cœur battant, les battements résonnant dans ma poitrine comme un avertissement. Lorsque je croisai le regard de ma mère, son visage exprimait une attente silencieuse, un mélange d’espoir et de soulagement anticipé. Je pris une profonde inspiration et, avant que ma voix ne vacille, je répondis :
— Oui.
Le soulagement éclaira ses traits, mais ce fut comme si, en même temps, un verrou invisible s’était refermé autour de moi. Je sentis une présence pesante, presque oppressante, l’ombre de cet homme s’étendant déjà sur ma vie.
Dans cette acceptation, je n’étais plus vraiment libre, mais une partie de moi, enfouie au plus profond, brûlait de curiosité. Ce serait lui qui viendrait me chercher, et moi qui découvrirais si je serais son égale... ou son trésor captif.
La discussion avec ma mère s’était terminée sur un accord silencieux. Je lui avais confié mon souhait : personne ne devait être au courant pour l’instant, pas même mes deux frères. Je voulais préserver un semblant de normalité avant que tout ne change.
— Je comprends, m’avait-elle dit d’une voix douce, posant sa main sur la mienne. Nous leur en parlerons au moment opportun, ainsi qu’au reste de la famille. Mais, en attendant, je respecterai ton choix.
Un soulagement mêlé d’appréhension m’avait envahie. Le moment venu. Cette phrase, si simple, portait un poids immense.
Le lendemain matin, alors que nous prenions le petit-déjeuner, ma mère avait abordé le sujet d’un ton calculé, presque détaché :
— À partir d’aujourd’hui, vous aurez un nouveau chauffeur pour vous conduire à l’école.
Mes deux frères, assis en face de moi, avaient relevé la tête simultanément.
— Un nouveau chauffeur ? Pourquoi ? demanda l’aîné, fronçant les sourcils.
— Et c’est quoi cette histoire de voiture ? ajouta le cadet, intrigué.
Ma mère leur lança un regard qui mit fin à leurs interrogations immédiates.
— C’est une décision que nous avons prise avec votre père. Vous comprendrez avec le temps.
Le silence retomba. Mes frères échangèrent un regard sceptique, mais ils savaient quand il valait mieux ne pas insister. Moi, je restai muette, jouant avec ma cuillère pour éviter leurs regards.
Quand nous sortîmes de la maison, la voiture noire était déjà là, stationnée devant le portail. Sobre mais imposante, elle semblait presque déplacée dans notre décor quotidien.
Le chauffeur, en uniforme, se tenait près de la portière, son allure impeccable et son expression impassible ajoutant à l’étrangeté de la scène.
Mon frère aîné se figea.
— Non, mais… il est en uniforme, ? murmura-t-il, le ton légèrement moqueur.
— Ça devient sérieux, hein, renchérit le cadet, un sourire nerveux aux lèvres.
Ils montèrent dans la voiture avec une hésitation palpable. Moi, je pris place près de la fenêtre, le regard fixé sur l’extérieur.
L’intérieur de la voiture, avec son cuir brillant et ses finitions luxueuses, semblait venir d’un autre monde. Il n’était pas là, et pourtant, sa présence se faisait sentir. Une toile invisible, méthodique, tissée autour de moi.
Le trajet jusqu’à l’école se fit dans un silence inhabituel. Mes frères, si prompts à bavarder d’habitude, semblaient absorbés par leurs propres pensées. Peut-être que la voiture et le chauffeur les intimidaient.
Quant à moi, je fixai mon reflet dans la vitre teintée. Cette journée marquait un début. Mais un début de quoi ?
Après être descendue de la voiture, Esther marcha en silence jusqu’à l’entrée de l’établissement. Elle savait déjà comment cette journée allait se dérouler : comme d’habitude, elle serait seule, ignorée par ses camarades. Elle n’avait pas d’amis dans cette classe, et elle avait fini par s’y habituer, même si une part d’elle continuait à espérer que les choses changeraient.
En entrant dans la salle de classe, elle remarqua les regards furtifs et les conversations qui s’interrompaient dès qu’elle passait. Ils faisaient toujours ça. Elle ne leur en voulait plus, mais elle ne pouvait nier que cela lui pesait.
Elle se dirigea, comme à son habitude, au fond de la salle, au premier rang près de la fenêtre. C’était son refuge, un endroit où elle pouvait observer sans se sentir trop exposée. Le silence s’installa peu à peu alors que l’heure d’étude commençait. Elle sortit son cahier et attendit, le regard vague, que le temps passe.
Plus tard, après le lever du drapeau et le début des cours, leur professeur de mathématiques arriva en retard. Cela n’était pas inhabituel, mais cette fois, il n’était pas seul. Une jeune fille se tenait à ses côtés, visiblement nouvelle.
La classe, jusque-là apathique, s’anima immédiatement. Des murmures parcoururent la pièce, des questions chuchotées entre élèves.
— Mais qui est-elle ?
— Une nouvelle ?
Le professeur leva la main pour demander le silence avant de prendre la parole :
— Bonjour à tous. Je vous présente Allie, votre nouvelle camarade. Elle vient d’Afrique du Sud et a 18 ans. J’espère que vous l’accueillerez comme il se doit.
Allie s’avança, regardant brièvement la classe avant de parler.
— Bonjour, dit-elle d’une voix calme mais assurée. Je m’appelle Allie, et je suis heureuse d’être ici.
Un murmure parcourut la classe, certains élèves semblaient curieux, d’autres indifférents.
— Très bien, Allie, dit le professeur. Maintenant, voyons où tu peux t’installer.
Son regard parcourut la salle. Il remarqua rapidement qu’Esther était assise seule à son bureau habituel.
— Esther, est-ce que cette place est libre ? demanda-t-il.
Esther hésita une fraction de seconde avant de lever timidement la main.
— Oui, monsieur, répondit-elle doucement.
Ali s’approcha et s’assit à côté d’elle, posant son sac soigneusement sous le bureau. Esther détourna le regard, nerveuse. C’était tellement rare qu’on vienne s’asseoir à côté d’elle.
— Bonjour, lui dit Allie avec un sourire.
Esther la regarda brièvement, incertaine.
— Bonjour, murmura-t-elle.
Elle ne savait pas comment se comporter. Elle craignait que cette nouvelle camarade, avec son sourire et son assurance, ne finisse par la juger comme tous les autres. Alors, elle se contenta de rester silencieuse, espérant que le cours commence rapidement.
Durant le cours de mathématiques, Allie resta discrète. Elle écoutait attentivement, prenait des notes avec application et ne tenta pas de bavarder. Cela surprit Esther. Elle s’était attendue à ce que cette nouvelle camarade cherche à engager la conversation ou qu’elle se comporte comme les autres, bruyante et désintéressée. Mais non. Ali semblait différente. Et c’était ce qu’Esther appréciait le plus chez elle.
Quand la cloche sonna, marquant la fin du cours, Ali se tourna vers elle avec un sourire :
— Alors, Esther, que penses-tu de ce professeur ?
La question était simple, presque banale, mais elle déstabilisa Esther. Elle n’avait pas l’habitude qu’on lui parle si naturellement.
— Oh, il est... bien, répondit-elle maladroitement.
Allie hocha la tête, visiblement satisfaite, avant de reprendre :
— Tu pourrais me faire visiter l’école ? Je ne connais encore rien .
Esther sentit une vague de chaleur l’envahir. Personne ne lui avait jamais demandé ça auparavant.
— Oui, bien sûr, dit-elle après une seconde d’hésitation.
— Et... on pourrait manger ensemble ?
demanda Allie avec une douceur sincère.
Esther acquiesça, mais dans son esprit, une pensée lui traversa : C’est normal qu’elle veuille manger avec moi aujourd’hui. Les nouvelles sont toujours comme ça au début. Dans quelques semaines, elle se fera des amis, rejoindra un groupe, et m’oubliera comme tous les autres.
Mais, malgré cette pensée, Esther était touchée. Pour une fois, elle ne se sentait pas invisible.
Elles passèrent leur pause ensemble, Esther lui faisant découvrir les recoins de l’école. Allie posait des questions simples, sincères, s’intéressant à des détails comme les clubs proposés, les horaires, ou les endroits où il faisait bon étudier.
Elles évitèrent les sujets personnels, mais parlèrent de leurs goûts : la musique qu’elles écoutaient, les livres qu’elles lisaient, et même leurs matières préférées. Esther se surprit à sourire plus souvent qu’elle ne l’aurait cru. Pour une journée, c’était déjà beaucoup.
Quand la dernière cloche sonna, marquant la fin des cours, elles se saluèrent avant de partir chacune de leur côté. Esther rejoignit ses frères, montant dans la voiture en silence. Ses pensées restaient tournées vers cette journée inattendue.
Le soir venu, alors qu’elle s’apprêtait à se retirer dans sa chambre, ses parents l’appelèrent dans le bureau de son père. L’ambiance y était solennelle, presque pesante.
— Esther, dit son père d’un ton grave mais calme. Nous devons te parler.
Elle s’assit, ses mains serrées sur ses genoux, le cœur battant.
— L’homme… il souhaite te voir, reprit-il après un court silence. Ce sera samedi. Nous te demandons de te préparer.
Esther sentit son souffle se couper. Elle avait anticipé ce moment, mais entendre ces mots rendaient tout réel.
Sa mère posa une main rassurante sur son épaule.
— Ce ne sera qu’une rencontre, lui dit-elle doucement. Mais il est important que tu sois prête.
Esther hocha la tête, incapable de dire un mot. Ce soir-là, alors qu’elle retournait dans sa chambre, les événements de la journée semblaient si lointains. Cette rencontre prochaine, cet homme qu’elle ne connaissait pas encore, tissait déjà une toile d’incertitude autour d’elle.
Et elle n’avait d’autre choix que d'avancer